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Il donna à Schopenhauer un très bon conseil en l’invitant à étudier particulièrement deux philosophes, Platon et Kant, et à se rendre maître de ces deux-là avant d’en étudier d’autres, notamment Aristote et Spinoza, « conseil, disait Schopenhauer, dont je ne me suis jamais repenti. »

De Gœttingue, Schopenhauer passa à Berlin, où l’attirait l’immense réputation de Fichte; mais « cette vénération a priori, comme il le dit lui-même, se changea bientôt en raillerie et en mépris. » Quoiqu’on puisse trouver avec raison Schopenhauer dur et injuste pour Fichte, dont il ne comprit jamais la grandeur morale, cependant il faut reconnaître qu’il donnait la mesure de la fermeté et de la décision de son esprit en se révoltant, seul et jeune comme il était, contre le jargon métaphysique et algébrique, contre le dogmatisme pédantesque et barbare dont l’Allemagne était alors enivrée, et que Hegel devait porter bientôt jusqu’à une véritable insanité. Longtemps après, Schopenhauer imitait en raillant son ancien professeur, en répétant comme lui d’un ton doctoral : « La chose est ainsi, parce qu’il est évident qu’elle est ainsi[1]. » Nous avons du reste des preuves écrites que l’animosité de Schopenhauer contre ceux qu’il appelle « les trois sophistes, les trois charlatans, » ne vient pas, comme on l’a dit, de la rancune et de l’amour-propre blessé; non, ce fut la révolte d’un esprit net et sain, uni sans doute à un caractère malade, contre le mensonge des formules et le despotisme de galimatias. Dans les notes conservées par lui, prises aux leçons mêmes de Fichte, il reste des traces vivantes de son indignation contre cette philosophie apocalyptique qui remplaçait si souvent les idées par des mots. Quelques-unes de ces notes écrites sur l’heure même sont assez piquantes. A la onzième leçon de Fichte sur les faits de conscience, le jeune étudiant, après avoir d’abord consciencieusement rempli sa tâche, en résumant le discours du professeur, s’arrête tout à coup, et d’une plume irritée: « Misérable! s’écrie-t-il, je voudrais, te mettre un pistolet sur la gorge et te dire : Tu vas mourir sans merci; mais, pour l’amour de ta pauvre âme, dis-nous si dans ce galimatias tu as pensé quelque chose d’intelligible, ou si tu nous a pris pour des imbéciles. » Un jour où Fichte avait beaucoup parlé de la vision, de la visibilité et de la pure lumière, Schopenhauer met en note: « Aujourd’hui, comme nous n’avions à notre disposition que la pure lumière et pas de chandelles, il a fallu s’arrêter là. » Un autre jour, Fichte avait parlé de la contemplation de soi-même, de u l’être en tant que contemplation de soi-même, où le contemplateur en contemplant se contemple lui-même de nouveau. »

  1. Es ist, weil es so ist, wie es ist.