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qu’on en convienne, de prendre l’ancien monde en faute; il est un peu jaloux, sans l’avouer, de la supériorité intellectuelle que l’Europe conserve sur l’Amérique. A défaut de poètes, d’artistes, de savans, — ce n’est point sa faute si le Nouveau-Monde n’en produit guère encore, — il prétend que l’on accorde à son pays natal le monopole de la sagesse politique. Pardonnons-lui cette prévention trop exclusive, car il n’invoque du moins d’autres remèdes que l’instruction et l’usage de la liberté, et il ne se retient pas de dire que le pouvoir absolu est un instrument de décadence.

La guerre de Crimée ne lui plaît pas davantage. Il n’éprouve aucune sympathie pour le régime impérial ; il déteste les Turcs, qui n’ont jamais mis le pied quelque part sans que le sol y devînt stérile; il regretterait l’accroissement de l’influence russe en Europe. En fils dévoué, il souhaite que la voix de l’Angleterre reste puissante dans les affaires du monde. Comme Metternich, mais dans un autre sens, il se dégoûte de la politique de l’ancien monde, et, comme Chateaubriand, mais avec moins d’exaltation, il désespère de la société européenne. D’ailleurs la situation s’aggrave aux États-Unis, si bien qu’il n’a bientôt plus le temps de songer qu’aux affaires de son propre pays. Il voit poindre le parti séparatiste aux deux extrémités de l’Union, à Boston de même qu’à la Nouvelle-Orléans. Bien entendu, le vieux fédéraliste réprouve ces projets de sécession, parce qu’il prévoit que, entre deux confédérations, l’une au nord, l’autre au midi, fondées sur des principes contraires, la guerre serait imminente, un traité de paix impossible. Son grand espoir est que les états de l’ouest, dont la richesse et l’influence croissent à vue d’œil, s’interposeront entre les deux adversaires. Les pionniers de la vallée du Mississipi n’ont pas admis l’esclavage ; ils sont avec les états du nord sous ce rapport; ils ne peuvent, d’autre part, consentir à ce qu’un autre drapeau flotte à l’embouchure du fleuve qui leur sert de débouché. L’ouest, le grand ouest, préservera les états de l’Atlantique des folies d’une guerre civile.

Au milieu de ces préoccupations patriotiques, Ticknor poursuivait un long travail qui devait être l’œuvre principale de sa vie. Il avait entrepris d’écrire l’histoire de la littérature espagnole. Ce sujet, qu’il avait traité pendant quinze ans dans son cours à l’université de Cambridge, n’avait cessé de l’occuper depuis son second retour d’Europe. Il eût été difficile de trouver en Amérique, même en Europe, une collection de vieux livres espagnols comparable à celle qu’il avait amassée. Ses amis lui en envoyaient d’Angleterre et d’Allemagne; il s’était procuré des correspondans, pour cette passion innocente, à Hambourg et à Londres aussi bien qu’à Madrid. « C’est inoffensif, disait-il, cela m’amuse et cela profitera plus tard à quelque bibliothèque publique. » Il s’attachait du reste à mettre