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la mélopée de baryton à ténor, de basse à soprano, j’allais dire de violon à clarinette et de flûte à saxophone, — ondoyans, indéterminés, véritables acteurs de symphonie; jamais ces gens-là ne chantent dans leur rôle, le fauve a des roucoulemens de colombe, la colombe des cris d’aigle; tout le long de ces cinq actes, c’est M. Massenet qui se chante lui-même et voit passer en rêve des combinaisons d’accords qu’il lui plaît d’habiller de costumes indiens et d’appeler des noms de Sita, d’Alim, de Scindia, de Kaled et de Timour. — Très remarquable dans son rôle et comme chanteur et comme tragédien, M. Lassalle dit cet arioso en virtuose : sûreté d’intonation, ampleur sans redondance, expression et charme, il y a tout. Sa manière de rester sur la note aiguë au détriment de la mesure est un abus, mais plein de séduction. La voix de M. Salomon a besoin de se faire au style; savoir se gouverner, qualité de plus en plus rare chez les ténors de résistance toujours prêts à forcer, à grossir le son, comme si l’appareil matériel en pareil cas pouvait suffire! M. Salomon, qui d’ailleurs tient convenablement la partie d’Alim, ne sait pas dire un andante, et je crains que ce défaut, loin de s’amender, n’augmente encore par son habitude de crier si funeste et dont le médium de sa voix se ressent déjà. Superbe à voir en prêtresse d’Indra, Mlle de Reszké prodigue à son personnage ses riches dons et quelques-uns de ses défauts, énergique, vaillante, passionnée, avec des élans de voix souvent portés à l’excès et de mauvaises habitudes de prosodie que le temps réformera.

Voilà donc la jeune troupe en pleine activité, et c’est au directeur actuel que revient l’honneur de l’avoir formée. Rendons-lui cette justice de le reconnaître. Pendant que tous célèbrent à bon droit les merveilles de la mise en scène du Roi de Lahore, qu’il nous soit permis d’insister sur ce sujet, à nos yeux bien autrement important, du personnel chantant. Il s’agissait en effet de reconstituer tout ce monde, de soustraire un théâtre tel que notre Académie nationale à l’intolérable absolutisme des barytons infatués et des cantatrices émigrantes. Cette œuvre d’organisation et d’imperturbable volonté va son train, et les reprises si laborieusement menées des chefs-d’œuvre du répertoire, toutes ces études en commun sous l’œil du maître, n’auront pas médiocrement contribué à fondre entre eux ces divers élémens que le nouvel ouvrage de M. Massenet vient de nous montrer dans un état d’harmonie parfaite.

Reprenons la question musicale. De la symphonie ou de la voix, laquelle des deux au théâtre primera l’autre? N’avez-vous pas remarqué que l’optique de nos sens varie avec les siècles ? « Chaque siècle a sa manière d’envisager la nature; l’antiquité, pas plus que la renaissance, ne semble s’être doutée de la beauté pittoresque des Alpes, écrivions-nous ici même jadis en parlant d’un paysage de la Thuringe. Humboldt observe que pas un poète de l’ancienne Rome, pas un historien ne fait mention des Alpes autrement que pour se plaindre de l’impraticable