Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 21.djvu/494

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

n’ont fait qu’exciter et qui, aux derniers jours comme à la première heure, est restée entière. Il n’a pas été seulement un directeur ; il s’est dès l’origine identifié corps et âme, de toute l’ardeur d’une forte nature, avec sa création, il a vécu par elle et pour elle. Cet homme aux formes rudes, au fond sensible et droit, avait pour la Revue une tendresse inépuisable et naïve, il s’y était attaché sans réserve comme à un être né de son sang. Il croyait à la Revue, et comme il l’aimait, il en avait l’orgueil. Il n’avait jamais fait assez pour elle ; il jouissait profondément, sincèrement, de ses succès, de même qu’il souffrait de ce qui pouvait lui nuire. Il faut bien se dire que pendant quarante-six ans il n’a peut-être pas passé une heure, à coup sûr pas un jour sans être à sa dévorante tâche, devenue pour lui un besoin, un attrait et un tourment. Rien ne le détournait : habitudes, relations, plaisirs même, se coordonnaient à l’idée unique, à la préoccupation fixe. Tout ce qui l’entourait, — et dès 1835 il s’était créé une famille, — tout ce qui l’entourait, il l’associait et le confondait dans sa pensée avec la Revue.

C’était sa vie. Chaque numéro était pour lui un combat, une suite de combinaisons, d’efforts et surtout d’émotions. A peine avait-il échappé à la crise du dernier jour d’une quinzaine, il avait déjà l’œil fixé sur l’étape suivante, prêt à recommencer avec la même fièvre d’action. A mesure qu’il approchait de nouveau de la date terrible, il redoublait d’inquiétude au milieu des difficultés qu’il augmentait quelquefois par un excès de soin, par ses exigences passionnées. Il craignait toujours de ne pas toucher le but périodique ; il protestait de l’accent le plus convaincu que la Revue allait manquer, qu’elle ne pourrait pas paraître. Et pourtant pendant quarante-six ans elle n’a jamais manqué, elle n’a même jamais subi un retard, — non, pas même pendant le siège ni pendant la commune ! Je me souviens qu’en 1871, au lendemain de la reprise de Paris sur l’insurrection, nous allions ensemble à Versailles avec un de ces sauf-conduits nominatifs que l’état de guerre rendait nécessaires. Arrivés avec bien d’autres au bord de la Seine, à Sèvres, nous dûmes remettre le sauf-conduit au chef de poste chargé de garder le passage du pont, et l’officier, revenu peut-être depuis peu d’Allemagne, à la vue du nom inscrit sur le permis, se tourna vers nous avec un sourire d’intelligence en nous demandant si la Revue n’avait pas été interrompue, s’il pourrait retrouver les numéros des derniers mois. Notre vieux compagnon de route se sentait à la fois triste et fier de ce simple mot d’un officier inconnu qui lui rappelait ses peines, mais qui lui prouvait aussi que ses efforts n’étaient pas perdus.

Le fond primitif et invariable chez François Buloz était cet intérêt