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où il a prévenu de véritables méprises, où il a obtenu des améliorations réelles dans un travail insuffisant. Un jour, je l’ai vu, à la lecture d’une épreuve, signaler du fond de la Savoie, dans un article d’une certaine importance, tout un passage où il devait y avoir, selon lui, une erreur des plus graves, — il s’agissait, je crois, de Robert Peel. Le travail était d’ailleurs intéressant, seulement l’erreur, si elle était réelle, devait en affaiblir l’effet. On s’empressa de vérifier, et c’était évident, l’erreur existait, elle put être rectifiée. Un autre jour, il reçoit d’un homme considérable dans la politique une étude d’histoire. A la première lecture, il fait une singulière découverte dont il est obligé de faire part à l’auteur. « J’ai lu votre article, lui écrit-il aussitôt, et, en le lisant, il me semblait avoir déjà lu une partie de tout cela. Chose bizarre en effet, cela m’a rappelé un article sur le même sujet de notre pauvre Labitte. J’ai recouru alors au numéro et, chose non moins singulière, avec l’article de Labitte que j’ai confronté avec le vôtre, j’ai trouvé un travail de vous… Vous n’avez pas eu sans doute connaissance de l’article de Labitte ; mais vous vous rencontrez à tel point, vous insistez l’un et l’autre sur les mêmes détails avec tant d’accord, que l’on ne manquerait pas de se demander pourquoi la Revue se répète ainsi. Vous concevez mon embarras. Je ne sais que faire. Je crois la publication de votre travail impossible… » Et l’article en effet ne parut pas.

Que de fois, avec ses sévérités de révision, n’a-t-il pas réussi à provoquer un effort heureux, à mettre des écrivains en garde contre des longueurs ou des obscurités, contre quelques-unes de ces faiblesses dont le talent ne se défend pas toujours ! Quand il croyait une observation juste, il ne cédait pas aisément, il insistait, au risque d’avoir affaire à ce redoutable ennemi, l’amour-propre d’auteur, et bien souvent, après un premier moment de mauvaise humeur, ceux qui passaient par cette petite épreuve finissaient par convenir qu’il avait eu raison. C’est qu’en effet il avait, avec un instinct sûr, un jugement des plus solides mûri et fortifié par l’expérience des choses et des hommes, par une longue familiarité avec le monde littéraire et politique de son temps. J’ajouterai qu’après avoir fait ses observations, après avoir bien combattu dans l’intimité, dès qu’un travail avait paru, il ne le laissait plus attaquer devant lui. Le directeur continuait son rôle en défendant tout ce qui avait trouvé abri sous le pavillon.

Ce jugement, don de sa vigoureuse nature, François Buloz n’a cessé de le porter dans ses relations avec les écrivains de deux ou trois générations, dans ce qu’on pourrait appeler son gouvernement, car c’était un vrai gouvernement qui a eu ses difficultés, ses luttes,