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« Mon cher Buloz,… je songe souvent à écrire pour vous un article sur la question d’Orient ; mais j’ai quelque peine à quitter mon travail. Je me dispose cependant à prendre la plume pour vous tenir enfin ma promesse. Je vous dirai qu’avec un goût tous les jours plus vif pour la grande politique, j’en ai tous les jours un moindre pour la petite, et j’appelle petite politique celle qu’on fait chaque jour pour la circonstance. Ce pain quotidien dont on vit à Paris m’inspire un dégoût presque insurmontable. Je suis fort partisan de nos institutions, car je n’en sais pas d’autres possibles ; mais elles organisent le gouvernement en un vrai bavardage. L’opposition ne parle que pour embarrasser le gouvernement cette semaine, et le gouvernement n’agit que pour parer à ce que l’on dira la semaine prochaine. Tout le monde est plus ou moins sous ce joug-là, et quiconque veut voir plus loin manque d’à-propos, condition indispensable pour réussir dans ce monde si changeant ! C’est donc pour moi un vrai sacrifice que de rentrer dans ce présent si étroit et si agité pour dire ou écrire quelque chose. Je suis heureux où je suis, en faisant ce que je fais… Cependant je ferai un effort pour vous avant de partir pour l’Allemagne… Je ne vois rien de bien important sur notre horizon, sauf la question d’Orient, qui n’est pas une question du moment et, qui durera plus que nous tous ! .. » J’oserai ajouter que, même avec ceux qu’il aimait et qu’il respectait, dont il se plaisait à écouter la parole, Buloz savait garder la mesure d’indépendance qui convenait à la Revue, et c’est parce que la Revue restait indépendante même avec eux qu’elle méritait leur estime.

A tout prendre, François Buloz s’est trouvé en rapport avec la plupart de ses contemporains qui ont eu un nom dans la politique et dans les lettres. Ces relations n’ont point été toujours assurément à l’abri des orages. Il y a eu des crises, des chocs de caractères ou d’intérêts, des ruptures ou des incompatibilités. Sainte-Beuve lui-même, un des collaborateurs les plus intimes de la première heure, le défenseur de la Revue dans des momens difficiles, s’est éloigné à un certain jour et pendant quelques années pour faire sa campagne des Lundis. D’autres se sont séparés pour des susceptibilités, pour des raisons d’opinion. Buloz, dont la vie était un combat, a pu céder parfois à des mouvemens impétueux : soit, et en définitive, de tout cela qu’en est-il réellement ? S’il y a eu des scissions irrévocables, la masse de la Revue est restée toujours à peu près intacte. La plupart de ceux qui ont commencé avec elle leur carrière ou qui se sont associés un peu plus tard à ses travaux ne l’ont plus guère quittée. Il y a toute une légion de collaborateurs de trente ans, de vingt ans, qu’elle n’a perdus que par la mort. Mme Sand s’est éloignée, puis elle est revenue, et au moment où elle s’est