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visible après dix années d’empire, et ces inquiétudes il les déposait dans une lettre adressée à un personnage des plus éminens résidant à l’étranger ; il les exprimait peut-être un peu en vieux combattant agité de l’invincible regret d’un brillant passé, mais aussi en observateur sagace d’un mal qui s’est dévoilé depuis. « Il y a aujourd’hui, disait-il, une chose peut-être passagère qui m’afflige et qui me fait souvent perdre courage : c’est l’affaissement intellectuel du pays. La France n’est plus, je le crains, une fabrique d’hommes, du moins d’hommes pensans et hardis, si elle est toujours une officine de soldats. Il n’y a plus l’éducation politique et publique d’autrefois sur les intérêts et les affaires du pays ; on ne se fait guère une idée de l’indifférence des jeunes gens pour toutes ces questions qui étaient notre vie il y a un quart de siècle. Il est vrai que j’en parle un peu au point de vue de ma situation particulière… Quand je vois l’anémie morale qui règne, j’ai des jours de désespoir, je vois la Revue impossible et ne songe qu’à la retraite. Puis vient une éclaircie, c’est-à-dire un manuscrit qui annonce un esprit distingué, cela me rend l’espérance, et je me remets à rouler mon rocher ; mais où est la belle pléiade de 1830 ? Rien ne vient la remplacer, le régime du silence n’en fera pas venir une nouvelle, et je ne puis me dissimuler que j’ai une tâche à peu près impossible… » Impossible, il avait toujours eu un peu la faiblesse de croire la tâche impossible, et il ne la poursuivait pas moins avec la même énergie. Il se reprenait bien vite à cette espérance dont il parlait. Quant à la ligne de conduite au milieu de toutes les difficultés, il n’avait aucun doute.

On ne se trompait point évidemment parmi les familiers de l’empire, si on croyait qu’on n’obtiendrait jamais la complicité ou l’abdication de la Revue ; on se trompait en voyant à chaque page une sédition. La politique traditionnelle de la Revue, telle qu’elle s’est faite pour ainsi dire spontanément, telle qu’elle est résultée du concours de tous, n’a cessé de se résumer dans cette indépendance si souvent revendiquée et affirmée, dans la prétention de ne s’asservir ni aux gouvernemens ni aux partis. C’est Buloz lui-même qui, écrivant un jour à un prince pour lequel il avait une affectueuse déférence et racontant un entretien qu’il avait eu avec un ministre de l’empire, disait qu’il avait cru devoir commencer la conversation par ces paroles : « Si les princes d’Orléans étaient aux tuileries, la Revue serait peut-être plus sympathique à un gouvernement selon nos idées ; mais elle ne changerait pas de ligne de conduite. Je sais trop ce qu’il en coûte à un organe sérieux d’être à un gouvernement ; on ne lui sert à rien et on se perd… » Au fond, sous l’empire comme sous la monarchie de 1830, comme sous la république, Buloz est resté ce que l’on pourrait appeler un vieux