Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 21.djvu/623

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

second, c’est que l’acte et le mouvement corporel ne sont pas deux choses distinctes, l’une cause et l’autre effet : c’est un seul et même acte, qui intérieurement est volonté, et extérieurement nous apparaît sous la forme du mouvement de nos organes. Le corps n’est que la volonté objective. Nous comprendrons mieux cette doctrine, si nous la comparons à une autre doctrine qui nous est plus familière en France, celle de Maine de Biran, avec laquelle elle a d’évidens rapports[1]. Comme Schopenhauer, Biran pense que ce n’est pas par le dehors, mais par le dedans, que l’être peut être connu, que c’est en tant que sujet et non en tant qu’objet que la chose en soi nous est accessible. Il pense encore avec Schopenhauer que le sujet se révèle à lui-même comme volonté. Il reproche aux anciens philosophes, même à Descartes, d’avoir conçu l’âme à titre de substance, c’est-à-dire comme un objet qui nous serait quelque chose d’étranger, tout aussi bien que la substance matérielle, et il croit qu’à ce titre nous n’en pouvons rien savoir ; mais en tant qu’elle se manifeste dans un acte de volonté, elle se connaît du dedans comme activité vivante, et elle est le seul type que nous puissions nous former de la substance et de la cause. Il est vrai que Biran n’admet pas que la volonté et le corps soient une seule et même chose ; mais c’est là une doctrine métaphysique qui n’est pas contenue nécessairement dans le fait intérieur du vouloir : or Biran se renferme dans le domaine de la psychologie. Là même, et tout en distinguant, dans l’acte de volonté, la cause de l’effet, sa doctrine se rapproche encore de celle de Schopenhauer, car il admet, sinon l’identité, au moins l’indissolubilité des deux élémens. Ce qu’il appelle le fait primitif est un fait indivisible, quoique composé de deux termes distincts, d’une part l’effort voulu ou acte de volonté, de l’autre une résistance organique qui se manifeste sous forme de sensation musculaire. Le corps, quel qu’il soit en lui-même, nous est donc donné d’abord comme le point d’application du vouloir, c’est-à-dire comme un objet qui nous est immédiatement uni, et dont nous avons une connaissance subjective par l’effort volontaire, avant

  1. Ce rapprochement est venu spontanément à la pensée d’un savant philosophe allemand, M. le professeur Uberweg, de Königsberg, dont la science doit regretter la perte prématurée. À propos d’une très courte analyse de la doctrine de Biran, que nous lui avions adressée, il nous écrivait en janvier 1868 : « Les profondes spéculations de Maine de Biran sont dignes de la plus haute estime. En quelle année ont paru ses Rapports du physique et du moral ? Serait-ce entre 1812 et 1818 ? Il serait intéressant de savoir si Schopenhauer a emprunté quelque chose à ce livre. » La réponse est facile. L’ouvrage de Biran, quoique couronné en 1811 par l’Académie de Copenhague, n’a été publié qu’en 1834. Il est donc évident que Schopenhauer n’a rien pu lui emprunter. Il a cependant connu le livre de Biran, mais après coup, et il ne le cite que pour le critiquer dans le second volume de son ouvrage, paru très longtemps après le premier. Il lui reproche de n’avoir pas vu que l’acte de la volonté et le mouvement du corps sont une seule et même chose.