Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 21.djvu/641

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

plus haute perfection ; vous lui supposez une absolue clairvoyance, une omni-science, une intelligence infaillible. Dès lors il est inadmissible que cet omni-scient soit tombé dans ce que vous appelez un acte de déraison. Comment, étant infaillible, a-t-il pu commettre une si lourde erreur ? d’où vient cette chute ? Un principe qui s’est égaré à ce point ne mérite que d’être sifflé. Mais qui vous prouve que c’est bien lui qui s’est trompé, et non pas vous ? De quel droit votre petite conscience, qui n’est qu’un phénomène dû aux commissures cérébrales, se permet-elle de juger les raisons et les desseins du grand tout ? ne peut-il pas avoir des vues que vous ignorez ? vous vous croyez un sage ; vous n’êtes qu’un révolté, un démagogue dans la cité de Jupiter.

Dans les deux hypothèses, le pessimisme n’a aucune raison d’être. Si le monde est le résultat du hasard et de la nécessité, il est absurde de se plaindre. S’il est l’œuvre de la sagesse, cela est coupable et impie. Supposer un principe absolument sage uniquement pour lui faire commettre un acte de folie et avoir le droit de se plaindre de lui, est insensé. C’est cela, et non pas son œuvre qui est un acte de déraison. Le pessimisme n’a rien de philosophique. C’est la philosophie du romantisme et des poètes, de Byron, de Shelley, de Lamartine, de Léopardi, traduite en langage d’école. C’est une philosophie faite pour les femmes, qui sont toujours dans les extrêmes. Si on ne leur donne pas une philosophie consolante, il leur en faut une désolante, et quand elles ne croient plus à Dieu, elles croient au diable. Ce sont elles qui ont fait en partie la vogue de Schopenhauer et de Hartmann. Chez ces deux philosophes, c’est la partie la moins sensée qui a eu le plus de succès, parce qu’elle ébranlait l’imagination. M. de Hartmann dit avec raison que la philosophie n’est pas faite pour consoler les gens, mais elle n’est pas faite davantage pour les désespérer : elle est faite pour les instruire. Lorsque vous nous peignez « la sainte indignation, la colère virile qui fait grincer les dents, la rage froide qu’inspire le carnaval insensé de la vie, la fureur méphistophélique qui se répand en plaisanteries funèbres, » vous parlez le langage d’un héros de mélodrame et non celui d’un sage. Le pessimisme, c’est la religion à rebours, c’est la superstition. Au point de vue pratique, il n’y a que deux hypothèses intelligibles et conséquentes : l’athéisme avec l’égoïsme et la volupté ; le théisme avec la confiance et la résignation. Le pessimisme n’est qu’un mélange bâtard et adultère de l’un et de l’autre.


PAUL JANET.