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Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 21.djvu/648

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armées dans cette difficile guerre de montagnes ; mais aussi l’ouest de l’île était horriblement ravagé ; dans les rangs des insurgés, des milliers d’hommes étaient morts plutôt de froid et de faim dans la neige que sous les balles de l’ennemi.

Ali-Pacha fut à cette époque chargé de réorganiser la Crète et de réparer les maux de la guerre civile. Nul ne s’est mieux entendu à étayer les parties faibles d’un édifice politique, à se faire devant l’opinion le défenseur des causes compromises, à prévenir les suites des défaillances de son pays et des mécontentemens ou des colères qu’il excitait. Il s’agissait, pour mener à bien sa mission, de trouver une transaction qui permît à deux races exaspérées l’une contre l’autre de vivre ensemble, sinon réconciliées, du moins en paix. Il fallait satisfaire les Grecs pour désarmer les agens de la Porte ; Ali-Pacha était trop expérimenté pour espérer qu’on pût y réussir ; il savait à qui il avait affaire. Toutefois, en ministre habile et patriote qu’il était, il alla au plus pressé, qui était de contenter l’Europe et même de l’étonner. C’est dans ces circonstances qu’il rédigea le célèbre firman de 1868, dit acte organique de la Crète.

Voici comment il conçut cette transaction entre le pouvoir et la population insurgée : il avait soin tout d’abord de déclarer que la Crète restait soumise au droit commun de l’empire, sauf en ce qui concernait les concessions mentionnées à l’acte organique. Or l’acte organique, qui n’accordait aux Crétois l’exercice d’aucun droit politique, proclamait la liberté municipale illimitée. Le principe observé était de donner à chaque district où les chrétiens dominaient un préfet grec avec un lieutenant Turc, à chaque district ou les Turcs étaient en majorité un préfet Turc assisté d’un fonctionnaire grec. Après le gouverneur général prenaient rang dans la hiérarchie du chef-lieu deux conseillers, l’un musulman, l’autre orthodoxe. Partout des conseils de district mixtes, sauf dans les cantons où une seule des deux religions était représentée ; à La Canée, une assemblée, sorte de conseil général avec des attributions purement administratives, devait se réunit annuellement. Enfin, jaloux de montrer jusqu’où peut aller un ministre Turc quand il s’est engagé dans la voie du libéralisme, Ali-Pacha emprunta aux souvenirs de la révolution française l’une de ses plus extravagantes institutions, l’élection des juges.

Telles sont les bases de l’acte organique. Il est bien inconnu de l’Europe aujourd’hui ; mais en 1868 il a fait sensation. Qui n’aurait été ému de voir la Turquie, abandonnant les voies barbares de l’absolutisme, témoigner des intentions si pures et rendre un tel hommage au suffrage universel ? La confiance même des créanciers d’un pays capable d’un tel effort dut en être singulièrement affermie.

Le goût de l’imitation européenne gagne en Orient de proche en