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Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 21.djvu/757

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triompher, une énergie soutenue, de la patience, un courage calme sachant braver les maladies et les lentes fièvres aussi bien que le feu de l’ennemi ; avec la guerre moderne, qui tend de plus en plus à faire du soldat un instrument mécanique, un pion de damier, la passivité si souvent signalée du Russe peut du reste, pour l’offensive même, devenir une qualité. Dans une campagne contre les Turcs, les Russes peuvent éprouver des revers, ils peuvent même perdre des batailles, ils ne sauraient rester vaincus.

C’est à la prudence du cabinet de Saint-Pétersbourg de savoir circonscrire le champ d’opération de ses troupes et retenir en dehors du conflit les puissances qui pourraient être tentées d’y intervenir. La modération de la politique russe est en ce moment la première condition du succès des armes du tsar. En tout cas, quel que soit le sort de la guerre actuelle, la Russie gardera en face même des plus graves périls un grand et précieux avantage. L’armée et la nation ont un bon, un solide moral, elles ont une foi vive dans la justice de leur cause et dans les destins de la patrie. Toute guerre contre l’étranger, chrétien ou musulman, catholique ou protestant, devient facilement en Russie une guerre religieuse, une guerre sainte. Pour le peuple, le combat contre le croissant, contre l’oppresseur des Slaves orthodoxes est une sorte de naïve croisade. Si l’enthousiasme a ses périls, il a aussi sa force et son héroïsme. Il n’est aucun sacrifice dont toutes les classes de la nation ne soient capables ; une conviction tour à tour calme et ardente adoucira singulièrement pour elle les maux de la guerre. Le soldat et le peuple sont soutenus par deux sentimens, ailleurs souvent éteints ou divisés : la foi religieuse et le patriotisme qui, dans les masses populaires, se confondent ensemble. S’il se rencontre ça et là des esprits turbulens qui dans un revers national accueilleraient sans regret une occasion de révolution, s’il est quelques hommes qui, dans des réformes politiques, dans une constitution, verraient un dédommagement d’un insuccès militaire, le gros de la nation est étranger à de telles pensées ou à de tels calculs. Le temps est encore loin où l’ennemi du dehors pourrait rencontrer des auxiliaires dans des émeutes de Pétersbourg ou dans une commune de Moscou. La Russie garde encore la grande ressource, la grande force des âges passés, l’unité des sentimens, l’unanimité des âmes et des volontés. Le peuple le plus nombreux de la chrétienté en est le moins divisé ; en ce sens on peut dire que le vaste empire russe possède encore aujourd’hui une force morale supérieure à sa force matérielle.


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.