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malade. En tout cas, elle subit une crise. Elle ressemble à une grande dame dont la santé a été détraquée par les veilles et les excitans de la vie mondaine. Elle a les nerfs à fleur de peau et l’estomac capricieux ; tantôt, pour réveiller son appétit, il lui faut des condimens exotiques et tous les raffinemens d’un luxe de décadence, tantôt elle dévore des crudités et se régale d’un plat de portier. Elle a des engoûmens inexplicables et des curiosités mal- saines; elle se pâme, fond en larmes ou éclate de rire à propos de rien. Est-elle atteinte d’anémie, souffre-t-elle d’une maladie nerveuse, ou sont-ce tout simplement les symptômes d’une gestation pénible? Ce qu’il y a de sûr, c’est que ce n’est point là l’état de santé. A de pareils malades, les médecins ordonnent de changer de régime, de vivre aux champs, de coucher dans une étable, de respirer l’air des bois ou de la mer. Je crois que, sans être grand clerc, on pourrait conseiller aussi à nos poètes de changer d’air et d’alimentation. Loin de s’enfermer dans leur milieu parisien, essentiellement artificiel, il leur faudrait voyager en province, se remettre sous les yeux les paysages si divers et si charmans de notre pays français, s’imprégner de l’odeur de la campagne, respirer la poésie là où elle pousse naturellement comme une fleur sauvage. Les légendes, les récits, les coutumes, les patois de nos provinces sont des richesses trop négligées et qui ne demandent qu’à être recueillies. Il serait urgent de fouiller le fonds et le tréfonds de notre sol pour y trouver une mine poétique franchement nationale. C’est alors que la poésie populaire entrerait comme élément important dans ce nouveau régime de l’esprit. Les poètes, en visitant les pays où elle s’est développée obscurément, aspireraient l’air encore tout vibrant des voix inconnues qui ont composé nos chansons rustiques. Ils s’assimileraient presque inconsciemment les procédés simples de la poésie populaire, sa naïveté, son allure rapide, sa fraîcheur et son naturel. Alors, tout en profitant de l’expérience de leurs devanciers et des ressources amassées par les écoles qui ont précédé, ils trouveraient peut-être matière à un art original, foncièrement français, et ils pourraient chanter, comme dit Henri Heine, « une chanson nouvelle, une chanson meilleure. »


ANDRE THEURIET.