Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 21.djvu/892

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

caisse par quantités de mille, la surveillante enferme dans chaque boîte un papier portant le mois et l’année de la fabrication, le numéro de l’atelier et son nom à elle. On sait peut-être que le tabac des Philippines est battu entre deux pierres et à tour de bras par les ouvrières qui font les puros ou cigares sans mélange. Ce choc des cailloux uni au bavardage de quelques milliers de femmes produit de loin comme un roulement de galets sur une plage. L’aplatissement des feuilles fait perdre quelque chose de l’arôme du tabac, arôme qui est encore gâté par la colle de riz dont une partie du cigare est enduite. J’ai souvent entendu dire que les puros contenaient de l’opium, c’est une erreur. Aux Philippines, où cette drogue n’est pas cultivée, l’opium coûte 3,000 francs environ le picul ou les 62k,500. À ce taux-là, il serait difficile de vendre des cigares à 40 ou 50 francs le mille.

La culture du tabac, au lieu d’être libre comme à la Havane, est ici monopolisée par l’état ; c’est ce qui perpétue une fabrication routinière, peu favorable au perfectionnement des cigares. Le tabac est aussi exporté en fardeau d’un quintal chaque, et sans être élaboré. Afin d’éviter une concurrence fatale aux manufactures royales de la colonie, ce tabac doit être expédié par les acheteurs au-delà du cap de Bonne-Espérance et de la Mer-Rouge. Les maisons étrangères, auxquelles il est vendu à la suite d’enchères publiques, l’expédient généralement en Belgique et en Angleterre. Là, la feuille des Philippines est mélangée à des produits de même nature provenant du Brésil. On en fait ces cigares lisses, doucereux et fades que les garçons de café ou de restaurans offrent aux amateurs parisiens comme étant d’une provenance havanaise.

La moitié des cigares élaborés aux Philippines est consommée sur place par la population, et cette moitié est énorme. Tout le monde fume, hommes et femmes, depuis l’âge de dix ans jusqu’à la mort, Bien de plus étrange que de voir dans un bal les vieilles métisses espagnoles savourer béatement d’énormes puros, et les enfans, à peine sortis de nourrice, jouer dans la rue un purito aux lèvres. Fumer et mâcher le bétel est une nécessité pour les indigènes, bien supérieure à celle de manger du riz.

On fabrique dans les ateliers de la capitale et de Cavite neuf classes de cigares, qui se vendent de 9 à 40 piastres fortes le mille dans les bureaux ou estancos du gouvernement. On n’attend pas pour fumer les différens types de cigares de Manille qu’ils soient secs, et ils n’en sont pas plus mauvais. J’en reçus en France, il y a peu d’années, quelques milliers ayant la forme des cigares de la Havane ; je les fis sécher pendant deux ans, et je déclare n’avoir rien fumé de meilleur. Comment se fait-il que les tabacs de même