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Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 22.djvu/110

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rivages de la réalité sensible s’ouvre l’océan infini des essences et des causes, nous n’avons ni voile pour nous y porter, ni boussole pour nous y guider : aussi se borne-t-elle à suivre pas à pas les sciences positives, à en recueillir les résultats incontestés, pour les coordonner dans l’ordre révélé par les faits, et construire ainsi, pièce à pièce, une théorie du monde qui en soit l’image et non le rêve. Dans ces termes, la philosophie est tributaire de la science, ou plutôt elle se confond avec elle, puisqu’elle est uniquement l’inventaire général et méthodique des sciences particulières.

Savant et philosophe, M. Cournot repousse à la fois les prétentions des métaphysiciens, au nom de la science, et celles des positivistes, au nom de la philosophie. A ses yeux, toute théorie du monde qui ne s’appuie pas sur les faits est chimérique, et toute science qui prétendrait se passer des idées est ruineuse. Il faut donc tenir indissolublement unis ces deux facteurs de la connaissance, sans toutefois les confondre et les identifier, et pour cela faire à la philosophie, au sein même de la science, une place que la science ne revendiquera pas. On y réussira si l’on remarque que toute science contient deux sortes d’élémens, des faits et des idées, faits positifs, indubitables, mais par eux-mêmes sans lumière, idées et conceptions qui servent à éclairer les faits, à les distribuer, à les ordonner, sans tomber elles-mêmes sous les prises de l’expérience. Voyez les mathématiques pures : ce sont des sciences positives, au sens le plus rigoureux du mot, car si l’esprit, partant des axiomes et des définitions, peut les construire sans recourir à l’expérience, celle-ci confirme les résultats de la déduction avec une rigueur et une exactitude sans pareilles. Pourtant les mathématiques ne laissent pas de receler un élément qui ne relève pas du contrôle expérimental. Lorsque, par exemple, les mathématiciens établissent entre les vérités abstraites, successivement découvertes, un ordre et un lien de dépendance mutuelle, lorsqu’ils cherchent à déterminer le sens et l’extension de certains résultats, en apparence étranges, auxquels conduit le calcul, lorsqu’ils discutent sur l’origine et la nature des quantités négatives, imaginaires, infinitésimales, ils ne sauraient, pour faire un choix entre plusieurs solutions possibles, invoquer ni la démonstration, ni l’expérience. Cependant toutes ces questions, et d’autres encore, qui ont avec celles-ci le singulier privilège de s’imposer à l’esprit et de n’être susceptibles d’aucune solution positive, sont au fond des mathématiques, et il n’est loisible ni de les supprimer, ni de les laisser en suspens. De même, en physique, il y a des faits et des lois élémentaires également indiscutables ; mais, en même temps, il y a des conceptions d’ensemble qui servent à lier les faits en systèmes généraux, et si, à vrai dire, elles tirent indirectement de l’expérience des titres à la créance, en