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Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 22.djvu/168

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tenace, il les envoyait à sa mère, qui l’en raillait doucement. Cette-ironie, si douce qu’elle fût, lui causait parfois de vives souffrances. Quoi ! disait-il avec amertume, la poésie, une poésie née pourtant d’une impression si vraie et d’une résolution si noble, ne me réussit pas mieux que l’algèbre ! Ni poète, ni savant, que suis-je ? que serai-je ? Et tout à coup, résistant à ces pensées décourageantes, il se relevait noblement par la conscience d’une force dont il ne pouvait douter. C’est alors qu’il écrivait à sa mère : « Si Dieu m’a refusé les qualités de l’esprit, s’il a donné à d’autres de briller et de plaire, à moi il m’a donné mon cœur. Toujours j’en suivrai les mouvemens, c’est de lui que naîtront mes jouissances. Mes talens ni mon esprit ne me feront jamais rechercher de personne, mais je tâcherai de me faire aimer de ceux qui m’entoureront en puisant dans mon âme pour suppléer à ce qui me manque, en partageant leurs chagrins, et, si je ne puis faire leur gloire, peut-être ferai-je leur bonheur. »

On devine si la mère redoublait de tendresse pour redresser l’esprit chancelant, sans cesser pour cela de le détourner de cette vaine imitation de Properce et de Tibulle. C’était un esprit de sens ferme et de grâce supérieure autant qu’une âme affectueuse et dévouée. Si elle avait pensé un jour qu’un peu de moquerie était nécessaire pour avertir le rêveur, dès le lendemain, craignant d’avoir trop fait sentir la pointe du sarcasme, elle prenait un autre ton, avec quelle raison souriante ! avec quelle tendresse virile et douce ! Ces lettres, nous ne les avons pas, mais chacun les lira comme nous dans les réponses du fils. En voici une qui suffit pour nous aider à recomposer ce duo charmant :


« Il y avait longtemps, ma chère mère, que je n’avais passé ainsi de la jeunesse à la joie, comme cela vient de m’arriver ; c’est encore un des bienfaits de tes lettres. Je trouve dans ta douce morale mille fois plus de charmes que dans la lecture de mes livres d’imagination. A tout moment, je suis tenté de m’écrier avec le roi-prophète, qui avait aimé aussi une Pulchérie (mais ne l’avait pas comme moi oubliée !) : « ton langage est pour moi plus doux que le miel de la vallée de Josaphat. »

« Garde-moi soigneusement tout ce que tu m’as écrit, tout ce que tu m’écriras. Quand je serai loin de toi, que tu penseras moins à ton fils, j’emploierai mes loisirs à transcrire tes lettres, à en faire un recueil. Et si Dieu m’accorde de longues années, je sentirai encore mon vieux cœur s’attendrir, des larmes couler de mes yeux près de se fermer ; je retrouverai pour quelques instans du moins quelque chose de ma jeunesse.