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seigneurial par un régime de corvées ; plus loin et surtout dans les districts où les paysans peuvent, comme dans le bassin de l’Oka, accroître leur pécule par les profits de l’émigration périodique des jeunes ouvriers vers les villes, le régime des redevances (obrok) s’est substitué à la corvée. La constitution sociale, qui chez les nomades fait de chaque chef de famille une sorte de petit souverain groupant autour de ses tentes tous les rejetons de sa race, a laissé place au régime féodal, mais l’esprit patriarcal a survécu. Avant les réformes de 1861, l’autorité paternelle s’exerçait librement pour dresser l’enfance et maintenir les jeunes ménages dans le respect de la tradition ; les propriétaires du sol et les chefs d’atelier étaient moralement tenus de veiller au bien-être de leurs subordonnés ; ils étaient unis les uns aux autres par des sentimens de solidarité qui rappelaient les liens de famille. Le passage de la corvée à l’obrok était le prélude de l’émancipation, qui se serait produite par la lente évolution des intérêts, si la généreuse initiative du souverain n’en avait devancé l’heure. Nous n’avons pas à revenir sur une question qui a été dernièrement ici l’objet d’études approfondies[1]. L’ukase est d’ailleurs encore récent, le rachat du servage est loin d’être opéré partout, et les résultats de la transformation se prêtent plus aux conjectures qu’aux observations. M. Le Play signale cependant parmi les traits heureux plus de travail, plus d’épargne, plus d’essor chez les populations ouvrières les mieux douées, moins d’absentéisme chez les propriétaires ruraux, plus d’aisance chez les deux classes sur les terres fertiles. Par contre, les familles faibles ou imprévoyantes ont perdu leur bien-être traditionnel, et une classe de pauvres commence à se former ; la petite noblesse, surtout celle dont les biens étaient déjà grevés d’hypothèques, a été souvent réduite à l’indigence. En outre, la suppression forcée du pouvoir seigneurial a porté atteinte à la nationalité russe en affaiblissant les influences morales qui maintenaient la croyance à la religion et le respect de l’autorité. Enfin l’industrie des cabaretiers a pris subitement un accroissement considérable, et là comme ailleurs dégrade la race en spéculant sur ses vices. La meilleure garantie d’avenir est dans le rôle des communautés rurales, que l’acte d’émancipation a sagement fortifiées. Si ces institutions, en effet, stimulent peu l’énergie du travail et entravent souvent la carrière des individualités éminentes, elles assurent du moins au plus grand nombre une précieuse protection. Elles offrent en même temps le moyen le plus efficace pour acheminer ces populations vers les bienfaits de la propriété individuelle, à la condition toutefois que les petits domaines

  1. Voyez, dans la Revue du 1er août et du 15 novembre 1876, le travail de M. Anatole Leroy-Beaulieu sur l’émancipation.