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à tomber entre les mains des Russes, d’abord Erzeroum serait menacé, puis toute l’Anatolie serait en danger ; c’est indubitable… » Kars, sous l’énergique direction du colonel Williams, résista jusqu’à la fin de la guerre de 1854, et ne tomba qu’aux derniers jours lorsque ce n’était plus qu’une compensation inutile pour l’orgueil de l’armée du tsar. Ce qui était vrai il y a plus de vingt ans n’a pas cessé de l’être. Kars reste le premier objet de l’effort des Russes, et les Turcs n’ont pas trop l’air de vouloir, livrer facilement leur forteresse. Kars n’aura pas le sort d’Ardahan. Quelle que soit d’ailleurs l’importance de ces opérations d’Asie, il est bien clair que l’action sérieuse, essentielle, va se passer en Europe. C’est en Europe, sur le territoire roumain, en face de la Bulgarie que l’armée russe se concentre depuis deux mois au nombre de 250,000 hommes ; c’est en face de cette armée, en Bulgarie, que se massent aussi les principales forces turques. Le Danube a séparé jusqu’ici les deux adversaires. Tout semble se disposer maintenant pour le choc décisif, et la lutte est même à demi engagée par le passage du fleuve, que l’armée du tsar a déjà commencé.

Les Russes, à la vérité, n’ont point été heureux pour leur entrée en campagne. Ce n’est assurément jamais facile de passer un fleuve puissant comme le Danube avec 200,000 hommes, sous l’œil d’un ennemi qui, après tout est résolu à se défendre. C’est d’autant moins aisé qu’il n’y a, ont le sait, qu’un certain nombre de points où le passage est praticable, et que presque partout, la rive droite, occupée par les Turcs, domine la contrée basse et marécageuse de la rive roumaine. Par une circonstance aggravante de plus, les crues du Danube, qui se produisent habituellement au mois de mai, ont été cette année plus fortes et plus persistantes qu’on ne les avait vues depuis longtemps. Le Danube a oublié de prendre les ordres du tsar, comme Masséna le disait dans une saillie soldatesque à l’empereur Napoléon Ier aux prises avec les mêmes difficultés entre Essling et Wagram. C’est l’explication la plus plausible de ces deux mois perdus ou employés par les chefs militaires russes à compléter des préparatifs qui laissaient peut-être fort à désirer. Aujourd’hui le passage est en pleine exécution ; il a commencé vers Galatz et Braïla, dans l’angle que forme le Danube en remontant vers le nord pour se replier et se précipiter vers la Mer-Noire. Les Russes paraissent avoir profité de l’embouchure des rivières qui aboutissent au Danube pour préparer leurs moyens de passage. Ils ont franchi le fleuve sans rencontrer de résistance ; ils ont enlevé la petite place de Matchin, abandonnée par les Turcs ; ils ont pris pied désormais sur la rive droite ! Ce n’est cependant pas là, selon toute apparence, qu’ils veulent opérer sérieusement. Où iraient-ils de ce côté ? Ils sont engagés dans cette région marécageuse et pestilentielle de la Dobrutscha, ou une division française faillit périr en 1854, au début de la guerre de Crimée. En s’avan-