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Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 22.djvu/246

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vautrées dans la neige. — Puis c’est là, s’écrie-t-il plus loin, qu’il fallait voir la déconfiture des Turcs ! Des flots de sang rougirent la plaine… Il fallait entendre les clameurs et les gémissemens immenses de ceux qui tombaient dans le Danube en criant : Allah ! Allah ! Ils furent noyés, ces mécréans ! » Le poète applaudit, et il poursuit, dans la simplicité charmante de son dialecte, la série des exploits de Michel le Brave jusqu’au jour où le malheureux voïvode périt assassiné.

Un poème sur Michel Cantacuzène nous reporte à quelques années avant l’apparition de Michel le Brave, 1570-1578 ; les Turcs sont les plus forts, et les exactions systématiques de leur sultan Sélim sont exposées tout au long. Ce Cantacuzène ayant acquis d’innombrables richesses, Sélim le fit mettre à mort et saisit ses biens. Plus tard, au XVIIIe siècle, même exécution au bénéfice du trésor : Georges Stavrakoglou, chargé d’affaires de Valachie à Constantinople, est indignement étranglé sur l’ordre du sultan. Slavrakoglou était lui-même un intrigant fort dangereux, et cependant l’auteur du chant qui le concerne ne laisse pas d’oublier naïvement tous les crimes qu’il vient d’énumérer pour flétrir en terminant les Turcs : « On le pendit ensuite dans sa maison… On lui colla sur la poitrine un papier sur lequel on écrivit ses méfaits, autant de mensonges, l’infortuné ! »

Trois chansons, vers la fin du volume de M. E. Legrand, célèbrent la révolte des Sfakiotes qui se trouvèrent entraînés, sur les incitations d’Alexis Orlof, le favori de l’impératrice Catherine, dans la malheureuse expédition de 1770. Le chef des Sfakiotes, maître Jean, dont le nom revient à tout instant dans ces chants, rêvait déjà de rétablir la nationalité hellénique ; mais les atermoiemens d’Orlof le perdirent : les Turcs avaient eu le temps de rassembler des troupes en Crète et de marcher contre les insurgés, et, « un vendredi, au point du jour, les Turcs, l’épée à la main, s’emparèrent de Sfakia… Ils mettent le feu à Aradina et brûlent les monastères ; ils n’eurent pas pitié de pareils édifices ! Dans les monts Madara, ils prirent maître Jean, et quand il passa devant sa maison, ses yeux coulèrent comme des ruisseaux troubles. Et Pisinakis Achmet-Aga se tourne et dit : « On va lui trancher la tête, et il pleure sa maison ! »

Ainsi nous suivons dans leurs récits tous ces obscurs rapsodes, qui nous peignent avec une inconsciente poésie, soutenue par un enthousiasme brûlant, une ingénuité presque enfantine, les spectacles héroïques qu’ils ont eus sous les yeux.


PAUL D’ESTOURNELLES.


Le directeur-gérant, G. BULOZ.