Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 22.djvu/358

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

volumes de documens curieux sur le Señorio, avec des notes de ma main auxquelles j’avais travaillé toute ma vie ; c’eût été mon œuvre à moi, un hommage rendu à mes concitoyens, en même temps qu’une marque durable de mon passage ici-bas. En attendant, j’étais heureux, je ne me connaissais que des amis : on se disputait bien un peu entre antiquaires sur quelque point douteux d’histoire, sur une étymologie, sur un mot, mais cela si courtoisement, et toujours à la plus grande gloire de la nationalité euskarienne !

« Le marquis de Valdespina était des nôtres, il s’occupait lui aussi des choses de Vizcaye. La guerre vint, puis le siège. Ma famille a toujours été connue pour ses opinions libérales ; je fis mon devoir comme les autres et j’entrai dans les rangs de la milice nationale, j’eus alors occasion, sur les remparts, d’aider moi-même à pointer les pièces contre mes maisons des faubourgs. Jusque-là je ne me plaignais point, je ne pensais qu’à la patrie ; mais le 15 mars au matin, — je n’ai pas oublié la date, — quand je vis les flammes s’élever de certain côté où je ne portais jamais les yeux qu’en tremblant, quand je compris que mon château brûlait à son tour, allumé par le vandalisme et l’ignorance des assiégeans, mon cœur faiblit, je l’avoue, et ce que je pleurais, croyez-le bien, ce n’était point l’édifice en lui-même, les sacrifices, les satisfactions, les longs espoirs réalisés qu’il représentait à mes yeux, c’était ce qu’il contenait, tant de belles choses, tant de chefs-d’œuvre uniques ravis à ma patrie, à l’humanité, à tout jamais perdus, anéantis. Quelques objets en effet ont été volés, dispersés, mais la meilleure partie a péri dans les flammes.

« Pendant le siège, mes maisons de ville n’avaient guère moins souffert que mes maisons des champs ; celle où j’habitais avec ma famille avait reçu pour sa part vingt-deux bombes. Mais ces épreuves ne suffisaient pas ! La guerre m’a ravi deux de mes beaux-frères, l’un lieutenant-colonel d’artillerie, tué à Somorrostro, l’autre arrêté par les carlistes et fusillé. Épuisées par les fatigues et les émotions du siège, ma femme, la compagne de toute ma vie, et une de mes filles moururent bientôt après. Croyez-vous pas que la mesure soit comble et mon malheur assez complet ? Comme patriote, comme époux, comme père, dans mes sentimens, mes affections, mes intérêts et mes goûts, dans toutes les parties les plus vivantes de mon être j’ai été frappé ; en moins de deux ans, j’ai connu les limites de ce qu’il est permis à l’homme de souffrir. Aussi maintenant ma vie est sans but, et parfois, quand je suis seul, je me surprends à pleurer. Que faire ? où me tourner ? à quoi me reprendre ? Je ne crois pas être un lâche ; mais, je vous le déclare, si je n’avais pas des enfans encore, s’il ne me restait pas encore des devoirs à remplir, vraiment l’existence me serait odieuse ! »

L’excellent homme, en me parlant, avait des larmes dans les