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Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 22.djvu/442

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lieues. Nous allions donc voir ce lac fameux, tant vanté par les Indiens, et que notre imagination avait paré de si riantes couleurs. Le cœur nous battait un peu de curiosité et d’impatience. L’homme est ainsi fait : l’inconnu l’attire, et il faut qu’il y mêle toujours quelque parcelle de merveilleux. J’étais de plus dominé, en abandonnant ce campement, par un autre sentiment puéril. Nous avions passé la nuit auprès de deux lacs d’eau douce, d’un contour gracieux, et que la proximité de Guamini, qui nous montrait tout en rose, nous avait fait trouver remarquables. Il avait été décidé qu’on leur donnerait mon nom. C’était une aimable gâterie que me valait mon costume civil. Cela m’avait inspiré pour ce coin du désert un intérêt extrême. Il me semblait devenu mien, et je me retournai plusieurs fois au départ pour admirer ce domaine imaginaire. Repassant par là plusieurs mois après, je l’ai orné avec sollicitude. J’ai garni de peupliers les bords d’une petite île qui émerge de l’un de mes lacs. J’ai placé au centre un gros saule, que l’on avait emporté comme bois de chauffage, et qui, ayant bourgeonné en route, reçut immédiatement cette destination dans ma pensée, et fut soigné en conséquence. J’en ai eu depuis des nouvelles : préservé par le lac des incendies de prairie et de la dent des animaux sauvages, il est devenu superbe et a donné au parage une certaine notoriété. Dans ces plaines nues, il sert de point de repère. Cela m’a rendu tout fier. Il est inutile de dire que les deux lacs ont été marqués avec scrupule sur les cartes de la pampa auxquelles j’ai eu à mettre la main ; je crains même d’avoir cédé parfois à la tentation d’en exagérer l’importance. Nos campemens antérieurs, baptisés par les Indiens, avaient des noms baroques : la tête de bœuf, le Cheval gris, les Puits de Truful. Quelle joie de partager avec des quadrupèdes morts depuis longtemps et avec un ancien ambassadeur de Calfucura l’honneur de servir à désigner une flaque d’eau !

A l’heure où l’on déjeune d’ordinaire dans les pays civilisés, nous pouvions contempler du haut d’une dune élevée le lac de Guamini, étendant à perte de vue sa nappe immense. Il a plus de trois lieues de long. Malheureusement ses eaux sont chargées de salpêtre, comme celles de la plupart des lacs du désert, et ne servent qu’à charmer les yeux. Au milieu des flots se dressait une île d’une demi-lieue carrée, et qui nous semblait alors plus grande, couverte de beaux arbres. C’étaient les premiers que nous apercevions depuis notre départ. Aussi ont-ils frappé vivement les anciens voyageurs, qui ont appelé Guamini la Laguna del monte, le lac du bois. Ce spectacle nous tint lieu de repas. On avait hâte d’arriver. On prit un peu de mate en s’absorbant dans une muette rêverie. Vus à distance et dans la première ferveur de la prise de possession, ce bois touffu,