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et ce qui échappe au fléau perd toute valeur, car l’impossibilité de les nourrir en rend la vente et le transport de la plus extrême difficulté. Dans ces cas-là, on n’a qu’une chance de les sauver, c’est de les faire voyager de run en run jusqu’à ce que la sécheresse ait cédé à des influences plus clémentes. Comme le prix de la licence de pâturage est calculé d’après le chiffre des moutons qu’il dénonce au gouvernement plutôt que d’après l’espace de terrains qu’il déclare lui être nécessaire, le squatter est libre de pousser ses troupeaux sur l’étendue entière des terres louées et non achetées, par conséquent sur les pâturages occupés par ses confrères, aux seules conditions d’avertir de leur approche et de les pousser en avant à la mesure de 10 milles par jour, de manière qu’ils traversent les runs étrangers sans y faire un séjour trop nuisible. En temps ordinaire, le procédé est justement regardé comme abusif, et tout squatter qui se respecte s’abstient de le pratiquer; mais dans les années de stérilité exceptionnelle la nécessité en fait une loi. On peut imaginer de quel œil le squatter, contraint à cette hospitalité forcée, voit arriver ces troupeaux qui viennent disputer aux siens le vivre et le couvert. M. Trollope a décrit les effets d’une de ces sécheresses qui sévit sur l’Australie du sud en 1865 ; sa description, bien qu’en simple prose, rappelle par ses détails celles des poètes épiques et produit presqu’une impression pathétique, bien qu’elle ne raconte que les souffrances de vulgaires animaux. Ce fut une odyssée générale de tous les troupeaux situés dans les régions du nord. Ils descendirent par centaines de milliers sur les districts du sud au bord de la mer, accomplissant des voyages de 300 milles et laissant derrière eux, à mesure qu’ils se succédaient, la stérilité plus complète, si bien que les derniers ne trouvaient plus qu’une terre aride, broutée jusqu’aux dernières racines. Sur leur marche, ils semaient de leurs cadavres les étendues desséchées, et lorsque la mort n’était pas assez prompte, les conducteurs se chargeaient de l’aider en réduisant leur nombre, de manière à permettre de vivre à la partie qu’ils épargnaient. On en vit qui prirent le parti extrême d’en noyer plusieurs milliers dans la mer, à l’imitation des capitaines négriers d’autrefois, qui, dans les momens de tempête ou de disette à bord, se débarrassaient au profit des requins d’une partie de leur cargaison. Dans Adélaïde, un troupeau considérable fut offert à un éleveur à 1 shilling le mouton; il en offrit 6 pence, et se tint pour enchanté de ne pas être pris au mot. Il est aisé de comprendre que, lorsque viennent ces années stériles, tout le menu peuple des squatters, surpris à l’improviste avec des ressources insuffisantes, succombe par centaines; ceux-là seuls résistent qui ont les moyens d’attendre, mais ceux-là n’en sont que plus riches au retour des heureuses saisons, en sorte