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Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 22.djvu/741

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de l’état ou des bureaux d’une administration et réfugié dans les campagnes, où il fait descendre avec lui les abus de la bureaucratie russe. Dans les villages, où tout le monde porte le vieux costume moscovite, le long caftan ou la chemise rouge, le pisar se distingue par ses vêtemens à l’allemande, à l’occidentale. Ce chétif greffier semble ainsi se désigner lui-même comme un représentant de la culture européenne exilé au milieu des moujiks. Ce n’est point de là que lui vient son influence, elle lui vient naturellement d’une double supériorité, la supériorité de l’homme lettré et de l’homme au fait de la loi.

L’instruction, on le sait, est, malgré de continuels progrès, encore loin d’être fort répandue dans les campagnes de Russie. En beaucoup de villages, il est peu d’hommes, surtout parmi les gens âgés, parmi les anciens, qui possèdent la science de la lecture ou l’art de l’écriture. Le mir, avec ses usages naïfs et ses traditions orales, ne ressentirait peut-être pas fréquemment le besoin de recourir à la plume, mais la loi, qui en sanctionne l’existence, oblige assemblées et fonctionnaires de commune ou de volost à enregistrer la plupart de leurs décisions. L’intervention d’un scribe est ainsi nécessaire, et plus la loi exige de paperasses, plus elle confère d’autorité au commis qui les peut seul déchiffrer ou rédiger. En y voulant introduire plus de régularité, le législateur a ainsi temporairement introduit dans ces ignorantes démocraties un principe de corruption. Dans un milieu illettré, l’homme seul en possession de la clé de la loi écrite, seul en état de correspondre avec les autorités gouvernementales, prend naturellement et inévitablement une influence qui naturellement aussi tombera et diminuera peu à peu, au fur et à mesure des progrès de la science de lire parmi les paysans. L’apparente autonomie des communes rurales n’aboutit, dit-on aujourd’hui, qu’à la domination des fripons de greffiers (ploutovatykh pisarei), comme les appelle le général Fadéief[1]. Le moujik, affranchi de la tutelle de l’ancien seigneur et du contrôle de l’homme réellement civilisé, tombe sous le joug d’un scribe ignorant et intrigant. Cela n’est souvent que trop vrai, mais ce règne souverain du pisar n’est qu’éphémère; pour y mettre fin, il n’est pas besoin d’abolir les franchises des villageois, il suffit de multiplier chez eux les écoles. Lorsqu’ils n’auront plus besoin du secours d’autrui pour connaître leurs droits et leurs devoirs, les moujiks cesseront de signer naïvement d’une croix les décisions ou les sentences rédigées en leur nom par leurs scribes. Selon le mot du regretté M. Samarine, les paysans apprendront avec le temps à

  1. Fadéief, Rousskoé obchtchestvo v nastoiachtchem i boudouchtchem.