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Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 22.djvu/912

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Ce que ces bêtes se dirent en leur idiome ne se prête point à une traduction mot à mot ; mais il était clair que de part et d’autre on prenait congé, on échangeait des adieux. Une scène toute semblable eut lieu un instant après entre la troupe émigrante et deux représentans de l’espèce bovine escortés d’un cheval et d’un ans, sans doute camarades du même pré ; après quoi, le détachement se mit en marche par le beau chemin en lacet qui monte à travers les vergers jusqu’au petit village valaisan.

Les vaches maîtresses, la grosse cloche pendue au cou, les cornes enguirlandées, avaient pris d’un pas relevé la tête de la colonne. J’allais lentement par derrière. Une buée blanchâtre commençait à baigner le front des montagnes situées à gauche et refoulait en désordre vers l’occident quelques nuages minces et dentelés qui s’étaient reposés la nuit sur leurs crêtes. La journée promettait d’être chaude ; pas un souffle n’agitait les grandes herbes mélangées de fleurs versicolores qui débordaient des prés adjacens jusque sur la route. Les pâtres avaient ;î peine desserré les dents. Celui qui semblait avoir la conduite en chef de l’expédition était un grand garçon originaire d’Évolène, au val d’Hérens, dont l’air attristé me frappa d’abord ; les deux autres offraient le pur type bas-valaisan ; le plus jeune, arrivé la veille de Fully, avait ces jambes torses, ce buste inachevé, cet œil rougeaud, ce sourire indécis et béat, qui annoncent le demi-crétinisme. Leur tâche au reste était facile : autant le troupeau qu’on ramène le soir, pis traînant, du pacage à l’étable, a parfois l’humeur turbulente et fourrageuse, autant celui qu’on pousse dans la direction des mayens chemine d’un pas allègre et régulier ; c’est à peine s’il donne le coup de dent à la touffe d’herbe la plus avenante ; on dirait qu’il a peur de perdre le sentier ou de manquer à heure fixe la conquête de la terre promise. Malgré tout, sur ces rampes ardues des grandes Alpes, le piéton, si peu qu’il se hâte, a toujours une avance marquée sur la bête de somme ou le ruminant ; il lui faut, pour maintenir sa marche de conserve, flâner de propos délibéré à tous les buissons, de deux « trocets » ou bouts de chemin choisir invariablement le plus long, et se reposer paresseusement à tous les carrefours. Aussi le quart inférieur de la montagne avait-il émergé déjà des ombres de la nuit quand la caravane et moi nous atteignîmes la petite bourgade de Saxon.


III.

Qui n’a pas vu un village valaisan n’a pas vu la chose du monde la plus originale et la plus étrange. Je parle des villages bâtis dans le vieux style architectural du pays, et non de ces groupes de demeures