Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 22.djvu/920

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

plus horrible entonnoir des gorges, à seule fin d’y chercher le trésor, toujours introuvable, qu’on y dit caché. Si le long de la paroi il existe des semblans d’encoche, il descend par là, la perche ferrée en main ; sinon, comme le constructeur de bisses, il se fait jeter dans l’abîme au bout d’une corde. Là, debout sur le tas, de la pointe et du croc de son grespil, il harponne ; il pousse une souche, il tire l’autre, jusqu’à ce que, l’arbre de soutènement une fois dégagé, tout s’écroule, et que la masse se remette à voguer. Heureux alors le flotteur, s’il n’est pas emporté avec la masse ! La clé de voûte ne se peut-elle trouver, mêmes risques et labeur centuple. Il faut démembrer la pyramide pièce à pièce, prendre chaque bille l’une après l’autre pour la rejeter en avant. Moins rude et moins périlleuse paraît encore, comparée à celle du bûcheron-flotteur, l’existence si accidentée du chasseur de chamois.


V.

Encore une heure et demie d’écoulée ; la chaleur est accablante. Au sortir de l’âpre région des roches nues, nous sommes entrés dans une vaste forêt de plus entremêlés de bouquets de hêtres. Le torrent a disparu derrière une série de tors, accotés au plan moyen de la montagne comme de gigantesques paliers d’escalier à une terrasse ; mais nous entendons toujours sa grande voix dans le lointain. Le long de la rampe, de plus en plus raide, qui déroule ses zigzags au travers de la futaie, la végétation est magnifique. La spirée aux panicules blanches, la campanule à clochettes, l’odorant cytise, le rhododendron, l’églantine aussitôt fanée qu’épanouie, pointent de toutes parts dans les clairières, que parsèment pittoresquement une multitude de petits rocs fendillés et recouverts d’une mousse roussâtre ou dorée. Le grand pâtre est devenu un peu plus communicatif. À travers les obscurités de son patois si complexe, j’ai saisi une lueur de sa vie morale. Ce pauvre senn avait eu le malheur de tomber amoureux fou d’Eisi (Élisabeth), une jeune fille qui habitait a par delà, » — du doigt il me montrait derrière la montagne la direction de la vallée de Bagnes. La famille d’Eisi avait été presque riche autrefois ; elle possédait deux chalets aux environs de Chables, et un moulin près de la Dranse ; mais une catastrophe subite, une crue de la rivière, si je ne me trompe, était venue tout détruire, lin accident pire, et dont la Dranse n’était pas comptable, c’est qu’Eisi, à vingt ans, avait jeté tout à coup son bonnet par-dessus les ruines du moulin paternel. L’instrument inopiné de sa damnation avait été une mandoline. Un de ces ménestrels piémontais, aux longs cheveux et aux yeux noyés, comme il en passe chaque année d’Aoste au val d’Entremont, avait, par les