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Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 22.djvu/934

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a là une action, de l’intérêt, ce quelque chose d’historique dont Halévy se montrait si curieux, et pour la couleur : c’est Venise ! Venise et Chypre, s’il vous plaît, la double scène où se passe Othello. La Venise du XVe siècle, celle que nous racontent les nouvellistes du temps, doit à Shakspeare le plus beau de sa gloire poétique. Elle n’est pas seulement la ville de Titien, de Véronèse, de Palladio et de Scamozzi ; elle est aussi le pays de Desdemona, du Maure, d’Iago, de Shylock et de Jessica. Cherchez dans ces drames le reflet de ce nimbe d’orientalisme dont s’entoure la fantastique cité des lagunes, cherchez-y le mot de son histoire, et ce mot, le poète, par simple intuition, vous le dira. Je vais à la Reine de Chypre, et j’y arriverai ; mais quand un sujet s’offre à ma discussion, j’ai pour habitude d’étudier tout ce qui s’y rapporte, cherchant la poésie, la musique, l’histoire et la peinture, non point simplement en elles, mais aussi dans leurs corollaires. Je fais comme ces acteurs qui s’en vont consulter Titien ou Van Dyck à propos d’un rôle qu’ils ont à créer ; ayant à parler de la Reine de Chypre, j’ai relu mon Shakspeare, cela va sans dire, et, comme information nouvelle sur Venise, l’agréable ouvrage de M. Yriarte. Ouvrons le Marchand de Venise, prenons Othello, et tout de suite la constitution de ce grand état nous est révélée par le caractère d’effacement que Shakspeare donne à ses doges : caractère impersonnel et de second plan. Quand un patricien a bien mérité de la république, on le fait doge. Une action d’éclat, une grande vertu, une négociation politique habilement conduite, décide du choix du conseil ; mais celui qu’on élève ainsi hors de pair n’est qu’un symbole. Enfermé dans la constitution, il n’en saurait sortir qu’au péril de sa tête. Sa vie privée ne lui appartient même pas ; le grand conseil lui nomme des confidens dont la surveillance l’accompagne partout et sans lesquels il ne peut s’entretenir avec qui que ce soit des affaires publiques, ouvrir une dépêche, écrire un billet, recevoir personne. Jusque dans ses rapports avec ses peintres et ses artistes le poursuit la sollicitude inexorable de ses conseillers. Défense d’accepter un présent, de s’absenter, de faire du négoce ou de posséder des biens à l’étranger. S’il se marie, c’est avec une patricienne et, sa vie durant, ses fils et ses neveux sont exclus des fonctions publiques. Venise hait la monarchie telle qu’on la pratique en Espagne, en France, en Angleterre ; les petits tyrans italiens qu’elle voit de près lui font horreur, et cette liberté républicaine dont elle est fière et jalouse, elle sait qu’elle ne peut la conserver que par la division des pouvoirs. À l’ombre du terrible conseil des dix, dont le drame et l’opéra moderne ont tant abusé, tout le monde vit tranquille et joyeux, car ces patriciens, sans cesse occupés à s’observer les uns les autres, laissent à ses travaux, à ses plaisirs une population de marchands, de banquiers, de constructeurs de navires, de verriers, de barcarols et de pêcheurs, qui ne s’occupe pas de politique et rend à son doge l’hommage respectueux qu’un citoyen