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dans un tripot des cartes biseautées et trichant au jeu, Casanova. Place maintenant à Mezzetin, à Truffaldin, à Pantalon, à tous les arlequins et polichinelles du carnaval! Ce n’est pas que cette Commedia dell’ arte n’ait son côté original, elle prête à l’improvisation, ouvre à la fantaisie les mille et une perspectives d’un conte oriental; telle pièce de ce répertoire vaut un chef-d’œuvre : Turandot, par exemple, que traduisait Schiller et que l’auteur d’Oberon fut tenté de mettre en musique, comme nous l’indique cette chinoiserie symphonique intitulée Ouverture de Turandot. George Sand goûtait avec passion ce théâtre écrit en dialecte vénitien, et qu’il faut lire dans l’excellente version que nous en a donnée M. Alphonse Royer. On n’aime point Venise à demi, disait Byron, rien de plus vrai. J’ai connu nombre de gens qui, après avoir vu et quitté la ville des lagunes, vécurent sérieusement travaillés de ce singulier mal du pays; plusieurs, ne pouvant faire mieux, se contentaient d’y retourner par l’imagination : c’est ainsi que Royer traduisait Goldoni et Gozzi et trouvait dans ces études une manière d’entretenir commerce avec cette Venezia la bella dont il avait jadis, au temps de sa jeunesse, parcouru l’histoire.

Qui connaît aujourd’hui ce roman de Venezia la bella? où rencontrerez-vous un lecteur curieux de savoir ce qu’est ce livre enfoui dans les catacombes du romantisme? Là cependant figure l’épisode du mariage de Catarina Cornaro et si dramatiquement exposé que les auteurs de la Reine de Chypre n’ont eu qu’à s’acquitter d’une simple besogne d’adaptation lyrique. Il est certain qu’une telle donnée aurait pu rendre au théâtre quelque chose de plus relevé qu’un libretto. Schiller en aurait fait une tragédie digne de servir de pendant à son Fiesque. Nous eussions vu à l’œuvre le grand conseil poursuivant au-delà des mers sa politique imperturbable, et tandis que Florence et ses hommes d’état localisent leur action en Italie et ne dépassent guère du regard les frontières de la Romagne, embrassant, elle, la moitié du monde connu.

L’Opéra devait naturellement négliger ces élémens, dont le drame historique et la poésie eussent tiré si fier parti, et nous avons à nous en tenir à l’anecdote rehaussée d’une aimable pointe de troubadourisme et d’un appareil décoratif des plus splendides. C’est par le noble chevalier Gérard que le ressouvenir de Jean de Paris et de l’Oriflamme s’introduit dans la place. Gérard est un paladin français « soumis aux lois de la chevalerie: » et qui parcourt le monde a en y cherchant l’honneur.» Le destin a guidé ses pas errans vers la sirène de l’Adriatique, et là sa « dame de beauté: » lui apparaît sous les traits « d’une fleur d’innocence croissant dans l’ombre et le silence, loin des regards, loin des amours, » et que la république se propose d’e donner pour femme au prince Jacques de Lusignan, dont elle se charge de faire ensuite un roi de Chypre à sa dévotion. Une fois ce conflit imaginé, la pièce n’a plus de secrets, on se la raconte d’avance; la demoiselle consent à s’unir au