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dignes de ce nom. A la vérité, il insinue qu’il y en a un troisième. Comment se nomme-t-il ? Cherchez, bonnes gens, et vous trouverez ; M. Dühring vous y aidera en vous mettant obligeamment sur la voie.

Tout le monde a ouï parler du noble Pococurante, sénateur vénitien, lequel faisait profession de mépriser ce que le vulgaire respecte ; Homère lui causait le plus mortel ennui, Virgile lui paraissait insipide, Milton lui semblait aussi grossier qu’extravagant, et il se plaignait que Raphaël avait ignoré l’art d’arrondir une figure et de faire des draperies qui ressemblassent à des étoffes. Il y a en Allemagne beaucoup de Pococurante, et ils y sont fort admirés de la jeunesse, car il n’est pas de pays où l’on acquière plus de crédit par l’affectation du dédain et de l’universel dégoût. Les dégoûtés allemands sont des hommes redoutables : ils font table rase de toutes les réputations établies, et la critique est entre leurs mains une sorte de guillotine sèche ; tout le monde y passe, les natures créatrices de premier rang aussi bien que les virtuoses et que les talens subalternes. Ne leur demandez pas du reste de vous donner leurs raisons ; ils se plaisent aux exécutions sommaires, trois mots tombés de leurs lèvres suffisent pour démolir un grand homme ou pour anéantir un système. Eux-mêmes, cela va sans dire, ont leur propre doctrine où vous trouverez, si vous parvenez à la comprendre, le dernier mot de toutes choses, la solution de tous les problèmes, le fin du fin ; mais ils s’en expliquent sobrement et à bâtons rompus, peut-être parce qu’une idée inexplicable est difficile à expliquer, peut-être aussi parce qu’ils savent l’effet imposant que produisent sur leur public le vague de leurs formules et les profondeurs béantes de leur silence. Les dégoûtés allemands ont découvert depuis longtemps que pour passer à l’état de grand homme il faut joindre le mystère au mépris et le mépris au mystère. L’honnête Candide respectait Homère et il aimait un peu Milton ; aussi était-il offusqué des discours de Pococurante, et cependant il l’admirait beaucoup. « Quel homme supérieur, disait-il entre ses dents ; quel grand génie ! Rien ne peut lui plaire, et il est au-dessus de tout. » A quoi Martin répliquait que les meilleurs estomacs ne sont pas ceux qui rebutent tous les alimens.

Le sénateur vénitien qu’admirait Candide ne cherchait à gagner personne à son sentiment ; peu lui importait qu’on pensât autrement que lui. Il n’en va pas ainsi de M. Dühring ; il y a en lui du missionnaire, il considère le mépris comme un apostolat. C’est qu’il n’est pas un simple Pococurante, revenu de tout et se consolant de ses déceptions par un haussement d’épaules ; il entre dans ses dégoûts de la haine, du ressentiment contre les hommes, et il a des colères rouges qu’il s’efforce de communiquer à ses auditeurs comme à ses lecteurs. N’a-t-il pas sujet d’en vouloir à l’humanité ? Il ne cherche pas à nous dissimuler la cause de son chagrin, il est resté près de quinze ans privatdocent, et