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Morny, — répliqua Genton. Jecker comprit immédiatement qu’il n’y avait pas à discuter, il mit son chapeau sur sa tête et dit : — Je suis prêt. — De lui-même il se plaça au milieu des quatre hommes armés, François se joignit au groupe, et l’on partit. Il est au moins bien étrange qu’on ne l’ait pas fusillé dans le chemin de ronde comme les otages de la veille, ou dans une des rues voisines de la Roquette. Quel motif a engagé les meurtriers à faire une longue course, à traverser plusieurs barricades où s’offraient des hommes de bonne volonté, qu’ils n’acceptaient pas, à garder jalousement leur prisonnier entre eux et à ne vouloir partager avec nul autre l’honneur de le frapper ? Nous ne pouvons répondre ; mais peut-être donnerons-nous une idée des propositions qu’il dut entendre en citant un passage de l’Histoire de la commune de M. Lissagaray. « Il (Jecker) parut se résigner très vite et causa même chemin faisant. — vous vous trompez, dit-il, si vous croyez que j’ai fait une bonne affaire ; ces gens-là m’ont volé. » Peut-être doit-on inférer de là que ses assassins, eux aussi, se trompaient en croyant faire une bonne affaire et en menant si loin, dans des terrains vagues, perdus au-delà du Père-Lachaise, sur les hauteurs de Belleville, un homme hors d’état de payer une rançon exagérée.

Nous avons refait à pied, sans avoir d’obstacles à franchir, la route que Genton et sa bande infligèrent à ce malheureux[1] ; il nous a fallu, en partant de la Roquette, plus d’une demi-heure pour arriver rue de la Chine, à l’endroit même où il est tombé. C’était alors une sorte de désert auquel la construction de la nouvelle mairie de XXe arrondissement et de l’hôpital de Ménilmontant donne aujourd’hui un peu d’animation. La place était bien choisie. Il pleuvait ; les rues non pavées faisaient le chemin difficile, on avait peine à marcher sur la terre glissante. Un vaste clos appartenant à un sieur Martinel, circonscrit par les rues du Ratrait, des Basses-Gâtines, des Hautes-Gâtines et de la Chine, servait de lieu de campement à une compagnie de fédérés du génie auxiliaire. Genton y appela quelques hommes et leur donna pour consigne d’interdire tout passage dans la rue de la Chine. On appliqua Jecker la face contre la muraille, après avoir eu soin de lui faire retirer son paletot ; il tourna la tête et dit : « Ne me faites pas souffrir ! » Les assassins firent feu, il roula sur lui-même ; comme il remuait

  1. Extrait du dépôt des condamnés et conduit par ses assassins, Jecker suivit la rue de la Roquette, le boulevard Ménilmontant, la rue des Amandiers, la rue des Partans ; il entra, dans la rue de la Chine, franchit la rue transversale des Hautes-Gâtines (actuellement rue Orfila) et fut placé debout devant le mur de droite, à 17m 40 de l’angle de la rue des Basses-Gatines. Une croix tracée au couteau sur la muraille indique l’endroit précis où il a été fusillé. Une porte s’ouvrait alors sur le terrain où campaient les fédérés du génie auxiliaire ; cette porte a été murée depuis, mais la place qu’elle occupait est encore reconnaissable.