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gros vautours au cou et aux pattes écarlates. Nous sortons enfin des ombres profondes de cette forêt sauvage, et nous revoyons la lumière et le ciel. En même temps le lit de la rivière s’élargit et se dégage. Voici quelques pirogues qui se hâtent de serrer la rive pour nous livrer le passage ; voici plus loin deux barques élégantes conduites par des rameurs en costume de fête ; ces dernières se dirigent vers nous et nous accostent : les personnages qu’elles portent sont en effet les envoyés du grand mandarin de Stung chargés de nous souhaiter la bienvenue à notre entrée dans les eaux de la ville.

Stung s’étend de chaque côté du fleuve sur une longueur de près d’une lieue ; entre les cases entourées de vastes jardins se trouvent des terrains vagues servant de pâturages. Le port, situé au centre, contenait lors de notre arrivée une trentaine de grandes jonques et beaucoup de pirogues construites par les tribus sauvages de l’intérieur pour être expédiées chaque année en Cochinchine et au Cambodge. Près de là, sur la rive gauche, était établi un campement de soldats avec de l’artillerie, des chars, des buffles, des bœufs et tout un attirail de guerre. Nous fûmes reçus dans une sorte de grand magasin en bambous, encombré d’armes, de vivres, de munitions de toute sorte, par le chef civil et militaire de la province, un grand mandarin du titre de Thomea Déchu. Depuis quelques jours déjà il était informé de notre voyage, et il avait eu soin de réunir des guides et de préparer une trentaine de chars à notre entière disposition. Dès le lendemain, laissant la chaloupe sous la garde de l’équipage, nous commençons notre tournée d’explorateurs à travers des marais, des rizières inondées, des prairies entremêlées de taillis, des forêts de pins et d’essences précieuses ; parfois des torrens desséchés et aux rives à pic dont le passage nous cause les ennuis d’un débardage pénible et oblige nos buffles à de longs détours. Chaque soir nous campons près d’un cours d’eau ou d’une mare, afin que les bêtes puissent se désaltérer, et nous couchons sur la terre nue, abrités seulement de la rosée par des gourbis en feuillage.

Vers le milieu de la cinquième journée de marche, nous sommes arrêtés par une sorte de chaussée de quelques mètres de hauteur ; devant nous se dresse un bouquet de borassus dont les panaches flabelliformes dominent tout aux alentours. Ces grands palmiers, dont les feuilles sont utilisées en manière de papyrus dans les monastères, annoncent toujours dans l’Indo-Chine, comme les dattiers dans le désert, l’approche de lieux habités ou tout au moins le voisinage d’anciens centres de civilisation. Effectivement, la chaussée à laquelle nous venions de nous heurter était une antique voie