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larmes coulant à flots sur ses joues desséchées, elle le vit ensuite tomber sur une chaise. « Jamais, s’écriait-il tout honteux, jamais je n’ai rien entendu de pareil depuis le jour où je suis né. »

Telle est la seconde conquête de miss Cassilis, et elle est si complète que le vieux soldat en arrive à se sentir de plus en plus embarrassé de ses souvenirs glorieux, à cacher son tartan, dont il croit que les Français ne peuvent pas supporter la vue depuis 1815, et à ne plus savoir où se mettre quand Coquette lui demande s’il a fait la guerre. Il en est réduit à plaider les circonstances atténuantes en faveur des Écossais, à faire remarquer finement qu’il y avait beaucoup d’Anglais à Waterloo, que les Français se sont bien battus, et qu’après tout Napoléon n’est peut-être pas mort dans son île.

Si la fille d’Heth n’a pas eu de peine à gagner le cœur du ménétrier, elle en aura beaucoup pour se concilier la bienveillance du couple puritain qui veille aux intérêts temporels du presbytère non sans faire de fréquentes incursions sur le domaine du spirituel. Leezibeth, la cuisinière, et son mari Andrew, le jardinier, ne peuvent se décider à voir dans la nièce de leur maître autre chose qu’une séduisante païenne envoyée par Satan pour tenter la famille et la conduire à mal. Leezibeth est la première à s’amollir. Elle a été mère, elle a perdu son enfant, et, à la longue, elle éprouve un commencement de pitié pour l’orpheline. Elle se dit qu’à tout prendre on peut avoir un crucifix dans sa chambre et garder encore des sentimens religieux, et elle tente avec timidité de faire partager cette opinion à son époux. Elle lui représente dans le langage qui lui est familier qu’il y a une grande différence entre le veau d’or qu’adoraient les enfans d’Israël, et le serpent d’airain que Moïse, par l’ordre du Seigneur, dressa dans le désert. Elle en conclut que, si les catholiques se servent d’un bout de croix pour entretenir leurs souvenirs, ce n’est peut-être pas une grande idolâtrie. Cet essai de justification, loin de réussir auprès d’Andrew, ne sert qu’à l’enfoncer davantage dans ses préventions. Il y distingue même la preuve que sa femme est déjà tombée dans le piège tendu par le malin esprit, et il l’engage charitablement à mieux placer sa compassion. « Laissez-la à elle-même, Leezibeth ; je vous mets en garde contre cette femme, comme j’ai mis en garde le ministre, qui n’a pas voulu m’écouter et qui lui permet par ses idolâtries de porter le ravage dans l’intérieur d’une maison décente et pieuse. Tout cela n’aura qu’un jour, et nous finirons par nous débarrasser de la vipère, comme le dit le prophète. Elle courra après ses amans, mais elle ne les attrapera point ; elle les cherchera, mais elle ne les trouvera pas. » Par malheur pour Andrew, le Courlis, ayant entendu la dernière partie de cet entretien, voulut savoir à qui se rapportait la prédiction. Il était entré dans la cuisine pour y chercher de la colle et