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comme dans les autres, la part du malentendu se trouve souvent la plus grande. Le caractère sérieux d’Ingram devrait, semble-t-il, avoir plus d’attrait pour l’âme simple de Sheila que la frivolité mondaine de Lavender, et dans le fond de son cœur c’est peut-être Ingram que la jeune fille préfère. Ingram seul la comprend ; malheureusement il est trop modeste pour supposer qu’on puisse l’aimer, trop ignorant de sa propre valeur pour s’imaginer que d’autres s’en aperçoivent, et trop noble pour devenir le rival de celui dont il a reçu les confidences. Dans les hésitations de Sheila, dans ses réticences, il a bien entrevu un mystère qu’il ne tiendrait qu’à lui d’éclaircir. Il n’aurait qu’un mot à dire ; il ne le dira pas. Il laissera croire à Sheila, qui s’en étonne un peu, qu’il approuve la requête de l’artiste et n’osera pas donner franchement à celui-ci la seule raison capable de le détourner, sinon de le convaincre. Il portera le dévoûment et l’oubli de soi-même plus loin encore. De simple confident, il deviendra personnage actif, et, bien qu’il ne voie dans la passion de Lavender qu’une surprise où la tête est plus intéressée que le cœur, il se chargera d’un rôle dont le peintre n’a pas l’air de se soucier beaucoup : il affrontera la colère présumée du roi terrible de Borva en lui annonçant que l’étranger brigue, la main de sa fille. Ce n’est pas qu’Ingram envisage avec beaucoup d’enthousiasme la mission délicate qui lui est confiée. Il s’est préparé par la méditation à s’acquitter consciencieusement de sa tâche ; le hasard vient heureusement à son secours. Un soir, tandis que Lavender et Sheila, mariant leurs voix aux accords du piano, chantaient de vieux airs où il était question d’amour, d’aurore, de joyeux zéphyrs et d’autres choses semblables, et que le roi de Borva, ravi de ces jolies chansons, bourrait silencieusement sa pipe en écoutant, Ingram crut le moment favorable pour sonder son hôte.

« — Je pense, dit-il, qu’un jour ou l’autre Sheila aura son amoureux aussi.

« — Oh ! oui, dit le père d’un ton de bonne humeur. Sheila est une belle fille ; un jour ou l’autre elle aura son amoureux.

« — Elle se mariera aussi, je pense, dit Ingram avec précaution.

« — Oh ! oui, Sheila se mariera ; que serait la vie d’une jeune fille, si elle ne se mariait pas ?

« — Ce sera bien dur pour vous de vous séparer d’elle, reprit Ingram sans trop oser lever les yeux.

« — Ce sera dur sans doute, répondit Mackenzie assez gaîment encore ; mais tout le monde doit en passer par là, et le mal n’est pas grand. Il faut que les jeunes gens se marient, Voyez-vous, et à quoi bon se marier, sinon quand on est jeune. Quant à Sheila, elle ne veut pas y penser. Il y avait le jeune Mac-Intyre ; vous l’avez vu