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Sheila, ma bonne fille ! — Et lorsqu’il passa dans Stornoway, conduisant, la tête baissée, sa wagonette, les enfans qui jouaient sur le seuil des portes chuchotaient en le regardant : — C’est le roi de Borva. — Et les gens d’âge se disaient en secouant, la tête : — Mauvais jour pour M. Mackenzie que celui où il rentre dans une maison vide. »

C’est à Londres que le romancier transporte son lecteur dans la seconde partie de son livre. L’intérêt d’un genre tout différent désormais naîtra du contraste des situations, et le drame, si ton peut employer ici ce mot ambitieux, consistera dans l’opposition de la vie naturelle à la vie factice. La passion du mari sera-t-elle assez sérieuse pour résister au changement de décors ? L’affection de l’épouse restera-t-elle intacte dans ce milieu nouveau ? telle est la question qui va se débattre sous les frais lambris que Lavender a mis tous ses soins d’artiste amoureux à préparer pour la jeune femme. Lavender a fait un beau songe. Dans la société raffinée qu’il fréquente, il a rêvé d’introduire son Océanide avec ses grâces naïves, son accent des Hébrides et ses locutions étranges. Il s’est dépeint d’avance l’admiration de ses amis, la surprise des uns, l’envie des autres, les félicitations de tous. Il exposera le portrait de Sheila, et la foule s’arrêtera devant le doux et fier visage. Elle chantera dans les salons ces légendes plaintives qu’ont transmises aux joueurs de cornemuse les bardes celtiques, et toutes les femmes émues sentiront sans savoir pourquoi leurs yeux se gonfler de larmes. Voilà ce que s’était dit Lavender, jouissant en imagination de l’effet qu’il produirait sur le public en qualité de prince époux ; mais, une fois replongé dans le courant de la vie civilisée, il commence à éprouver quelques doutes sur la réalisation de son rêve et retarde assez volontiers l’entrée de sa femme dans le monde. Il se contente d’abord de faire voir à celle-ci l’énorme capitale, ses promenades, ses faubourgs, ses parcs et son fleuve. Ce n’est qu’après avoir épuisé la liste des excuses qu’il se décide à la présenter à sa tante. Mistress Lavender joue dans cette seconde partie le rôle de fée bienfaisante et bourrue. L’auteur ne lui a pas épargné les ridicules ; cependant, cette fois encore, on sent qu’il a dû rencontrer quelque part cette étrange personne qui s’est éprise d’une belle passion pour l’empereur Marc-Aurèle, qui passe sa vie à peser sa nourriture et a railler ses semblables et qui garde sous le masque d’un scepticisme païen un reste de tendresse et de générosité. Comme l’immortelle tante Trotwood, avec laquelle elle offre plus d’un trait de ressemblance, elle brusque son neveu tout en lui rendant la vie facile, et l’on soupçonne qu’elle n’a pas dû être beaucoup plus heureuse en ménage que la pauvre bienfaitrice de David Copperfield. Comment fera la jeune femme pour trouver grâce devant les yeux