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peut soulever contre les lois des milliers d’hommes, instrumens aveugles d’une volonté irresponsable, est un danger permanent et redoutable pour un pays, qui veut s’administrer lui-même par le libre consentement de tous tes citoyens. Seulement les journaux qui ont stigmatisé le plus sévèrement l’influence pernicieuse des trades-unions, qui ont écrit que la mitraille était la seule réponse à faire aux demandes de l’émeute, n’ont pas recherché les moyens de prévenir le retour d’un conflit. Comment désarmer les trade-unions, comment briser leur pouvoir sans toucher à la liberté d’association, si profondément enracinée dans les mœurs américaines ? Ou il faut régler et limiter l’usage de cette liberté, ou il faut en subir l’abus.

Ce qui a frappé plus encore les esprits réfléchis et les a profondément émus, c’est l’effondrement immédiat de toute autorité en présence de l’émeute. Affranchie des mille difficultés contre lesquelles luttent les sociétés européennes, la jeune société américaine marchait toute seule, et elle se figurait avoir des institutions protectrices de l’ordre public : au premier choc, tout s’est évanoui ; l’autorité s’est trouvée sans force et la loi sans défenseurs. L’assistance des citoyens a manqué aux shérifs pour arrêter les coupables, et les témoignages aux juges pour les condamner. Ici point de milices pour prêter main-forte aux magistrats, parce que la législature a rejeté les crédits nécessaires à leur organisation ; là des milices qui refusent obéissance, qui pactisent avec l’émeute ou lui rendent leurs armes : partout les gouvernemens locaux sont réduits à confesser leur impuissance. Contraint de suppléer à cette défaillance universelle, le gouvernement fédéral se trouve en face d’une poignée d’hommes. Si étendue qu’ait été la grève, elle n’a embrassé qu’un tiers de la confédération ; rien n’a bougé ni dans la Nouvelle-Angleterre ni dans les états du sud : Comment aurait-on fait si la répression avait dû s’étendre à tout le territoire ? Aussi le premier mot du général Sherman, appelé à Washington par le président, fut-il celui-ci : « Il nous faut une armée permanente de 50,000 hommes, ou la vie de ce peuple-ci ne sera plus qu’une émeute continuelle. » Parole significative pour qui se souvient que les Américains tiraient vanité du faible chiffre de leur armée permanente, comme la preuve la plus irréfutable de la supériorité de leurs institutions ! Le ministre de la guerre, M. Mac-Crary, en se déclarant confondu du secret profond dont les grévistes avaient su couvrir l’organisation et les préparatifs de leur campagne, a reconnu la sagacité et l’intelligence qui avaient présidé au choix des points de départ de la grève et en avaient réglé les développemens successifs, avouant qu’avec un peu plus de décision au début et en enlevant quelques rails les grévistes auraient pu créer des obstacles