Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 23.djvu/80

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

rire par une réaction toute naturelle, les Calvin, les d’Aubigné, les Larochefoucauld, les Pascal, les Rousseau. Ils font contraste, mais ils sont du même sang, ni Romains ni Germains, fruits authentiques du vieux terroir. Ils ont perdu la sérénité, si joyeuse chez les autres, parce que le côté tragique de la destinée humaine les a saisis. Molière, peut-être le plus compréhensif de tous les Gaulois, Molière, étudié de près, sert de trait d’union entre les rieurs et les mélancoliques.

Cette vue d’ensemble sur le développement historique de notre nationalité ne fournit encore, je l’avoue, que des lignes très générales et partant assez vagues ; mais il est à prévoir que les recherches futures les préciseront et rattacheront les uns aux autres tous les anneaux de la chaîne intellectuelle et morale qui nous unit à la Gaule. Je ne sais si je me trompe, mais il me semble que nous puiserons dans ce point de vue un redoublement d’amour pour notre vieille patrie. Nous sommes devenus bien sceptiques à l’endroit des institutions et des formes politiques. Nous n’avons plus de dynastie vraiment populaire, et il faut bien reconnaître que nous nous sommes attachés à la république plutôt par le sentiment de sa nécessité que par un goût général et passionné pour cette forme de gouvernement. Pourtant je ne sais pas si jamais les Français ont plus aimé la France. Il a suffi de la voir malheureuse et humiliée pour rendre au patriotisme une vigueur, une fraîcheur, un renouveau dont nul ne pouvait auparavant calculer la puissance. La nation est donc chez nous plus résistante que les institutions, quelles qu’elles soient. Tant mieux ; il est insensé de parler de liberté ou de prospérité à qui n’a plus de patrie. Nous sommes de ceux qui pensent qu’à moins de conditions très exceptionnelles, d’ailleurs absentes de chez nous, une grande nation démocratique ne peut vivre paisiblement que sous la forme républicaine. Mais ne commettons jamais la faute, ou plutôt le crime, de mettre un gouvernement quelconque plus haut que la patrie. Vercingétorix, prêt à se démettre de son commandement si ses compatriotes jugent que ce commandement est plutôt « un honneur pour lui qu’un moyen de salut pour eux, » a énoncé le principe qui doit nous guider tous. Il y avait un jour un prince français qui présidait un tribunal appelé à juger un homme coupable d’avoir livré à l’ennemi notre première forteresse. L’accusé alléguait pour s’excuser l’absence de tout gouvernement qu’il pût reconnaître comme ayant le droit de lui commander au moment où il prit sa fatale résolution. Le président lui répondit : « La France existait toujours ! » Oui, les gouvernemens peuvent tomber, mais il reste la France ; que ce soit toujours notre devise à tous !


ALBERT REVILLE.