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procédés discursifs, les différentes sortes de raisonnement, deviennent inutiles, la mémoire, la délibération, tout ce qui dans les opérations de l’esprit implique succession, durée et par cela même changement, autant de formes inférieures de l’existence dont il s’agit de s’affranchir ; l’âme tend de plus en plus à se ramasser tout entière en un point immobile et lumineux. Dans cette concentration énergique, la sensibilité physique est souvent abolie ; l’activité nerveuse se retirant des nerfs qui en sont les instrumens, ceux-ci éprouvent une paralysie au moins temporaire et partielle. On perd quelquefois la sensation de la pesanteur du corps ; de là ces ravissemens de l’extase : le sentiment même de la douleur disparaît. « Par l’extase, dit Gratiolet, le martyr, rôti sur un gril, brave les bourreaux et meurt dans les transports d’une joie céleste. L’extase est la force des héros. Qu’est-ce que Mucius Scévola brûlant sa main dans la flamme du sacrifice ? Que dira-t-on du sauvage américain qui brave ses bourreaux, rit aux tourmens et les dédaigne ? Ce serrait une chose incroyable que ces supplices joyeux, si l’enthousiaste ou le martyr sentaient la douleur. Ils ne la sentent pas, grâce à un certain degré d’extase. D’ailleurs cette condition exceptionnelle faite au système nerveux peut résulter d’une préparation volontaire qui a ses règles dans tous les pays où l’immolation de l’homme est la conséquence habituelle de religions et de législations maudites. L’extase est, dans ce cas, le plus heureux privilège de l’homme. »

Il est rare que l’extase ne soit pas accompagnée d’hallucinations. — Tantôt elles sont purement psychiques : c’est ce qui arrive chez le philosophe. L’âme se croit enfin directement unie à l’un absolu, sans forme et sans substance. Ainsi Porphyre rapporte que Plotin, son maître, vit Dieu quatre fois dans sa vie ; moins privilégié, le disciple confesse modestement qu’il ne l’a vu qu’une seule fois. L’intuition, supérieure à la raison, de Schelling, nous paraît bien être, si elle est quelque chose, une hallucination de même nature. — tantôt elles présentent un caractère sensible ; ce sont des illusions du toucher, des images lumineuses, des voix, des parfums.

L’apparition de tous ces phénomènes est grandement favorisée par les macérations, les mortifications, les pratiques de toute sorte, le régime, bizarre ou meurtrier auxquels se sont soumis les mystiques et les extatiques de tous les temps. Les poèmes indiens sont remplis des prodigieuses pénitences des anachorètes ou righis. L’un tient ses bras toujours en l’air, l’autre se tient sur un pied, le bout seul de l’orteil appuyé sur le sol, « n’ayant pour aliment que le souffle des vents, sans abri, immobile comme un tronc d’arbre, debout, privé de sommeil et le jour et la nuit. » Le code de Manou recommande « que l’anachorète se route sur la terre ou qu’il se