Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 23.djvu/864

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

invincible sur la moralité de telle ou telle action particulière et déterminée. Tuer un innocent pour le voler, voilà peut-être ce qu’un assassin fera sans répugnance ; mais soutiendra-t-on qu’en le faisant il ignore qu’il commette un crime ? Ce crime ne révolte en lui aucun sentiment, d’accord ; sa raison le déclare-t-elle indifférent ou licite ? toute la question est là ; pourvu qu’il sache qu’il fait le mal, sa sensibilité n’y mît-elle d’ailleurs aucun obstacle, pourvu que, le sachant, il conserve une liberté suffisante pour résister à l’impulsion perverse, sa responsabilité subsiste tout entière.

L’absence de remords ne prouve rien. Le remords est un phénomène de sensibilité. En admettant (ce que j’ai peine à croire) que la plupart des grands criminels ne l’éprouvent jamais au plus intime de leur conscience, il faudrait seulement conclure à une oblitération exceptionnelle de certains élémens sensitifs de leur nature : il ne s’ensuivrait nullement que le jugement moral, émané de la raison, leur fît tout à fait défaut, Je puis à la rigueur concevoir qu’un homme se rende sciemment coupable d’une mauvaise action, sans que pour cela il éprouve cette douleur particulière que les moralistes et les poètes ont souvent dépeinte en traits si saisissans. Il est responsable, à la condition seule que le caractère moral de son acte ne lui ait pas échappé. J’irais même jusqu’à dire qu’il est d’autant plus responsable qu’il sent moins vivement le reproche intérieur : ne sait-on pas en effet que l’habitude du crime émousse la pointe du remords et qu’à force de pratiquer l’iniquité on finit par la boire comme de l’eau ? Et cette habitude, quelle en est l’origine, sinon une volonté obstinée et persévérante à préférer ce que la raison condamne ? Ainsi le criminel n’a pas seulement à rendre compte du mal qu’il fait, mais encore de l’impuissance où il s’est mis volontairement de ne pas le faire et du charme horrible dont peu à peu il a revêtu pour lui-même sa propre perversité.

Les mêmes considérations sont évidemment applicables aux deux autres ordres de sentimens qui, selon la théorie que nous avons exposée, sont nécessaires pour combattre dans le cœur de l’homme l’impulsion des passions mauvaises. Que les grands criminels éprouvent à un faible degré les sentimens altruistes, je ne le conteste pas ; la vue des souffrances de leurs victimes, les affections domestiques, la pitié, les touchent peu ; ce n’est pas la sensibilité, naturellement ou volontairement atrophiée, qui proteste en eux contre le mal qu’ils font. Encore une fois, c’est la raison morale, et par là j’entends cette connaissance du caractère moral de certains actes, que possède tout homme par cela seul qu’il a grandi au milieu d’un état social qui n’est pas absolument sauvage. Voici des parens qui torturent pendant de longues années, avec des raffinemens de férocité