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mais dès lors, elle aura à se partager entre ces armemens et les explosions de la haine nationale des Anglais. » Le chancelier ajoutait qu’on pouvait espérer de rétablir par des concessions les bons rapports avec l’Angleterre, que l’Autriche au contraire mettait tout en œuvre pour envenimer la discussion, que la conduite de cette puissance dévoilait ses pensées, et que, si ses arméniens prenaient un caractère hostile, ils pourraient forcer la Russie à les prévenir.

Bien que l’histoire n’aime point à se répéter, la situation des Russes en novembre 1877 est à plusieurs égards la même où ils se trouvaient vers la fin de 1828. Quand ils ont franchi le Pruth il y a quelques mois, peut-être se flattaient-ils de prendre leurs quartiers d’hiver à Constantinople ; ils ont rencontré des résistances auxquelles ils ne s’attendaient pas, et ils ont pu constater que Dieu est grand, que les Turcs ont de bons fusils et qu’il y a loin de la coupe aux lèvres. Le prestige de leurs armes a diminué, leur honneur est sauf ; ils n’ont pris ni Varna, ni Kars, mais ils ont remporté en Arménie une brillante victoire qui peut avoir d’importantes conséquences, et si Plevna n’est pas encore à eux, leur ennemi s’est montré impuissant à les déloger de Biela et à les refouler sur le Danube. Ils s’obstinent à ne pas évacuer la Bulgarie ; cependant ils ont perdu en morts et en blessés près de 50,000 hommes, et, comme en 1828, la maladie fait des vides sensibles dans leurs rangs ; l’automne bulgare leur inflige de cruelles souffrances dont le détail fait frémir. Il est permis de croire que, comme son père, l’empereur Alexandre souhaite le prompt rétablissement de la paix, qu’il saurait bon gré à la Porte de lui faire des avances ; mais il ne fait part à personne de son désir, et l’Europe ne peut douter qu’il ne soit fermement résolu à ne pas remettre l’épée au fourreau avant d’avoir obtenu satisfaction. A cet égard, il y a une grande différence entre sa situation et celle de l’empereur Nicolas, et les Russes de 1877 ont un avantage marqué sur les Russes de 1828. Le prince Gortchakof n’a point à redouter, comme le comte de Nesselrode, la formation d’une quadruple alliance. L’amitié des trois empereurs lui est un gage précieux, elle lui répond qu’il ne se tramera rien contre lui, et que la Russie peut prolonger la guerre autant qu’il lui plaira, sans qu’aucune puissance y mette son veto.

Le prince de Metternich et le duc de Wellington ne sont plus, l’état de l’Europe a bien changé, l’axe du monde s’est déplacé, le méridien politique passe aujourd’hui à Berlin, et le gouvernement russe n’a plus à s’inquiéter ni des menées du cabinet de Vienne, ni des explosions de haine nationale à Londres. L’école de Manchester a transformé l’humeur et le tempérament britanniques ; les plus fiers tories savent par cœur le catéchisme de Richard Cobden, et ils sont obligés de s’en inspirer en toute occasion. Le croissant a conservé leurs sympathies, mais ils s’en tiennent à l’amour platonique ; la seule marque de bienveillance qu’ils puissent donner à la Porte est de lui prodiguer les bons avis et