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surnom de samovar ou de bouilloire à thé. Grâce à ses talens, à sa vigueur, à l’heureuse application qu’il fit des principes stratégiques de Paskevitch, et grâce surtout aux fautes énormes de Reschid-Pacha, Diebitch conquit un autre surnom plus glorieux, celui de Zabalkanski ou de traverser des Balkans, et le 19 août 1829 il campait devant Andrinople ; mais à quoi son armée était-elle réduite ? Les combats et la peste l’avaient décimée. « Les efforts de deux campagnes, a dit M. de Moltke, la dépense de 100 millions de roubles et le sacrifice de plus de 50,000 hommes, avaient amené 20,000 Russes aux portes d’Andrinople. »

Alors se produisit un des événemens les plus singuliers de l’histoire ; une panique s’empara des Turcs, et la panique a des visions. Un officier ottoman, envoyé en reconnaissance, rapporta « qu’il était plus aisé de compter les feuilles d’une forêt que les têtes de l’ennemi, » et Andrinople capitula. Quelques semaines plus tard, le sixième corps, commandé par le général Roth, s’avançant sur la grande route de Constantinople, avait poussé ses avant-gardes jusqu’à Tchorlou ; mais cette armée d’invasion et de siège ne comptait que 4,500 hommes, et ses deux ailes, s’appuyant sur la Mer-Noire et sur le golfe d’Enos, se trouvaient à une distance de 75 lieues l’une de l’autre. « C’était là un coup d’aventurier, lisons-nous dans l’Histoire de l’insurrection grecque par Gervinus, qui dépassait les plus grandes témérités que Paskevitch eût jamais risquées et qui mit Diebitch dans la situation la plus pénible ; en effet, comme l’a remarqué M. de Moltke, si elle se fût prolongée de quelques jours seulement, il se serait vu précipité des hauteurs de son triomphe dans une détresse sans remède… On ne conçoit pas comment on avait pu réussir à maintenir la simplicité turque dans la croyance qu’une grande armée d’invasion frappait aux portes de la capitale, quand le chiffre des soldats dont le général pouvait disposer était tombé à 13,000. » Un acte de résistance énergique eût contraint Diebitch à la retraite ; le sultan Mahmoud II fut pris d’une défaillance, il s’abandonna. Une conspiration récemment découverte, sa sûreté personnelle menacée, les troubles fomentés dans Constantinople par les partisans des janissaires, le déterminèrent à traiter ; il rendit son épée à un fantôme. S’il ne s’était pas manqué à lui-même, la Russie aurait dû faire peut-être une troisième campagne en 1830 ; mais en 1830 la France fit une révolution, et la Pologne fut en feu ; que serait devenu le grand empire du nord ? Heureusement la paix d’Andrinople avait été signée le 14 septembre 1829, et cette paix donnait au tsar, avec Achalzik, les deux ports d’Anapa et de Poti. Il est écrit au ciel que le résultat le plus certain des guerres entreprises par les Russes pour la délivrance des chrétiens d’Orient est toujours d’accroître leur territoire en Asie et de mettre dans leurs mains quelques ports de plus sur la Mer-Noire.

Aujourd’hui les Russes ne sont plus aux prises avec les horreurs de la peste, il leur est permis d’espérer que grâce à leurs immenses