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enfin, la mort, la séparation violente par l’inconnu des êtres qui se sont le plus aimés, toutes ces souffrances et ces misères forment comme une clameur immense qui retentit du fond des consciences dans la philosophie, dans la religion, dans la poésie des peuples. Mais ces plaintes ou ces cris de révolte, quel qu’en soit l’accent profond et passionné, sont presque toujours, dans les races et les civilisations anciennes, des accidens individuels : ils expriment la mélancolie d’un tempérament, la gravité attristée d’un penseur, le bouleversement d’une âme sous le coup du désespoir ; ils n’expriment pas, à proprement parler, une conception systématique de la vie, la doctrine du renoncement à l’être. Job maudit le jour où il est né : « L’homme né de la femme vit peu de jours tout pleins de misères ; » mais Jehovah parle, foudroie de ses évidences le doute ingrat, la plainte injuste, la vaine révolte de son serviteur, il le relève en l’éclairant et le sauve de lui-même. Salomon déclare « qu’il est ennuyé de la vie, voyant tous les maux qui sont sous le soleil, et que toutes choses sont vanité et affliction d’esprit[1] ; » mais ce serait une interprétation bien superficielle que celle qui ne voudrait voir dans cette sombre poésie de l’Ecclésiaste que le côté du désespoir sans y voir en même temps le contraste des vanités de la terre, épuisées jusqu’au dégoût par une grande âme, avec des fins plus hautes qui l’attirent, et comme l’antithèse éternelle qui résume toutes les luttes du cœur de l’homme, sentant sa misère dans l’ivresse de ses joies et cherchant au-dessus de lui-même ce qui doit combler le vide de son ennui.

Des sentimens analogues se rencontrent dans l’antiquité grecque et romaine. On a noté des traits de profonde mélancolie soit chez Hésiode et Simonide d’Amorgos, soit dans les chœurs de Sophocle et d’Euripide, soit chez Lucrèce et Virgile. C’est de la Grèce qu’est partie cette plainte touchante : « Le mieux pour l’homme est de ne pas naître, et, quand il est né, de mourir jeune. » M. de Hartmann n’a pas manqué de relever un passage de l’Apologie, où Platon lui fournit une image expressive pour faire ressortir la proposition fondamentale du pessimisme, que le non-être est préférable en moyenne à l’être : « Si la mort est la privation de tout sentiment, un sommeil sans aucun songe, quel merveilleux avantage n’est-ce pas que de mourir ! Car, que quelqu’un choisisse une nuit ainsi passée dans un sommeil profond, que n’aurait troublé aucun songe, et qu’il compare cette nuit avec toutes les nuits et tous les jours qui ont rempli le cours entier de sa vie ; qu’il réfléchisse et qu’il dise en conscience combien dans sa vie il y a eu de jours et de nuits plus heureux et plus doux que celle-là ; je suis persuadé que

  1. L’Ecclésiaste, II, 17.