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Dans ces diverses civilisations, il n’y a place que par accident pour les inspirations du pessimisme. L’ardeur virile au combat de la vie dans ces races énergiques et neuves, la passion des grandes choses, la puissance et la candeur vierge des grands espoirs que l’expérience n’a pas flétris, le sentiment d’une force qui ne connaît pas encore ses limites, la conscience toute fraîche que l’humanité vient de prendre d’elle-même dans l’histoire récente du monde, tout cela explique la foi profonde des anciens dans la possibilité de réaliser ici-bas la plus grande somme de bonheur. Tout cela est juste à l’opposé de cette théorie moderne qui semble être le triste apanage d’une humanité vieillie, la théorie de l’universelle et irrémédiable douleur.

En revanche et par contraste avec le monde antique, on ne saurait nier qu’il y ait des influences et des courans de pessimisme au sein de la doctrine chrétienne ou du moins dans certaines sectes qui l’ont interprétée. Peut-on douter, par exemple, que telle pensée de Pascal ou telle page des Soirées de Saint-Pétersbourg ne trouvent leur place, comme des illustrations d’idée ou de style, à côté des analyses les plus amères de la Philosophie de l’Inconscient, ou parmi les canzoni les plus désespérées de Leopardi ? Ce rapprochement ne semblera forcé à aucun de ceux qui savent que le pessimisme du poète italien a revêtu d’abord la forme religieuse. Il y a dans le christianisme un côté sombre, des dogmes redoutables, un esprit d’austérité, de dépouillement, d’ascétisme même, qui n’est pas toute la religion sans doute, mais qui en est une partie essentielle, un élément radical et primitif, avant les atténuations et les amendemens qu’y apportent sans cesse les complaisances du moi naturel ou les affaiblissemens de la foi. D’ailleurs chacun fait un peu la religion à son image et y met le pli particulier de son esprit. Le christianisme vu exclusivement de ce côté et sous cet aspect comme une doctrine d’expiation, comme une théologie des larmes et de l’épouvante, a de quoi frapper des imaginations malades et les incliner à une sorte de pessimisme. Il n’y a pas loin en effet de cette manière de comprendre le christianisme au jansénisme outré. La nature humaine étalée et raillée, la perversité radicale mise à nu, l’incapacité absolue pour le vrai et le bien de nos misérables facultés, le besoin de divertissement de ce pauvre cœur qui veut échapper à lui-même et à l’idée de la mort en s’agitant dans le vide, et sur tout cela, la perpétuelle pensée du péché originel qui plane sur cette âme en détresse avec ses conséquences les plus extrêmes et les plus dures, la vision continue et presque sensible de l’enfer, le petit nombre des élus, l’impossibilité du salut sans la grâce, — et quelle grâce ! « non pas seulement la grâce suffisante, qui ne suffit pas, » — enfin cet esprit de mortification sans pitié, ce mépris de