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des traductions qu’il nous donne, des commentaires qu’il y a joints et dont nous ferons notre profit.

C’était une bonne fortune, s’il en fut, que l’en-tête de ce chapitre : Leopardi et Schopenhauer. Pourquoi n’est-ce qu’un chapitre épisodique, un des plus maigres du livre, au lieu d’en être le couronnement ? Relevons dans ces pages trop brèves ce fait curieux qu’il y a eu éclosion à peu près simultanée des mêmes idées dans le poète italien et dans le philosophe allemand, sans qu’on puisse saisir aucune influence réciproque de l’un sur l’autre. C’est précisément dans l’année 1818, tandis qu’au sein de sa solitude amère et ennuyée de Recanati s’accomplissait dans l’âme de Leopardi cette phase si grave qui le faisait passer, presque sans transition, du christianisme à la philosophie du désespoir, c’est dans cette même année que Schopenhauer partait pour l’Italie, après avoir remis à un éditeur son manuscrit du Monde considéré comme volonté et comme représentation. L’un confiné dans la petite ville qui servait de prison à son imagination ardente, l’autre impatient de la célébrité qui devait tarder plus de vingt années, également obscurs alors, les deux écrivains ne se rencontrèrent assurément pas ; il est de même à peu près certain que Leopardi ne lut jamais le livre de Schopenhauer, qui ne devait se répandre que beaucoup plus tard même en Allemagne, et que Schopenhauer ne connut que fort tard, si même il le connut, le pessimisme d’un écrivain que Niebuhr avait révélé à ses compatriotes comme un helléniste, et qui en France n’était guère apprécié alors que comme un poète patriote.

Quant à la question de savoir si Leopardi a droit à être placé parmi les philosophes, il suffit de rapprocher la théorie de l’infelicità de ce qu’on a appelé « le mal du siècle, » la maladie de Werther et de Jacopo Ortis, celle de Lara et de René, celle de Rolla[1]. C’est à tort qu’on a parlé du pessimisme de lord Byron ou de celui de Chateaubriand ; ce n’est, à bien prendre les choses, qu’une forme du romantisme, l’analyse idolâtre et maladive du moi, du poète, concentré respectueusement en lui-même, se contemplant jusqu’à ce qu’il se produise en lui une sorte d’extase douloureuse ou d’ivresse, remerciant Dieu « de l’avoir fait puissant et solitaire[2], » opposant sa souffrance et son isolement aux jouissances de la vile multitude, payant de ce prix sa grandeur et s’efforçant de faire de la poésie un autel digne de la victime.

L’antiquité, qui sur ce point était de l’avis de Pascal, haïssait le moi et le proscrivait : les mœurs, d’accord avec le goût public, souf-

  1. M. Bouché-Leclercq a touché avec justesse ce point délicat dans plusieurs parties de son ouvrage, surtout p. 75-76.
  2. Alfred de Vigny, Moïse.