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Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 24.djvu/378

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chrétienne à cette heure indue. — Nos pauvres bêtes, aussi nerveuses que nous, fendirent du poitrail la foule d’enfans et de femmes qui assiégeaient les échoppes de sucreries, et se précipitèrent en trébuchant dans la cour du khân, une large cour carrée enceinte de hautes murailles, qui sert en province de caravansérail aux voyageurs et de lieu de réunion aux fêtes de nuit. La presse était grande au fond du khân, et motivée sans doute par quelque spectacle de haut goût. Tandis qu’on déchargeait nos mules, nous nous glissâmes au premier rang ; c’était en effet un spectacle, et des plus sérieux : une troupe foraine donnait la comédie en Turc au peuple de Nicée.


I

La scène est une natte tendue dans l’angle du mur : pour tout lustre, le classique mack’ala, le pieu fiché en terre et couronné d’une spirale de fer où brûlent des copeaux résineux. La flamme fuligineuse rase le sol ou monte au gré du vent, promenant tour à tour ses reflets rougeâtres et ses effets rembranesques sur les murs, les spectateurs, les acteurs. Des lueurs d’incendie transfigurent les loques de ceux-là et les oripeaux de ceux-ci, ou les replongent traîtreusement dans l’ombre au moment le plus pathétique du jeu. Les acteurs sont des Arméniens de Constantinople ; les plus jeunes tiennent les rôles de femme, affublés du féredjé et du yachmaq des dames turques. Quant à la pièce, c’est ce drame de la révolte, vieux comme le monde, dont le fabuliste a donné la moralité en cinq mots :

Notre ennemi, c’est notre maître.


C’est l’éternelle et populaire comédie de toutes les sociétés, enfantines et malmenées, la revanche du misérable contre le puissant, de la nuit de folie contre les années de peine ; seule littérature sortie toute vive des entrailles du peuple, satire faite d’ordure et de génie, que se passent en haut maître Renart, Panurge, Tartufe et Figaro, en bas Tabarin, Polichinelle, Robert-Macaire ou Karagheuz. C’est à ce nom que répond en Orient le héros des marionnettes : il le garde souvent dans la vraie comédie, à moins qu’il ne s’appelle Hadji-Baba. — Hadji-Baba est un gueux provocant et subtil ; sûr de toutes les indulgences d’un public dont il personnifie l’âme secrète, il exerce d’abord ses talens sur les divers corps de métiers et donne son opinion dans un style peu châtié sur la vertu des dames du harem : quand il a mis le comble à ses méfaits, l’autorité intervient sous la double forme temporelle et spirituelle du juge et du prêtre : Hadji-Baba rosse le cadi et rosse l’imâm : pour peu qu’on le laissât faire, il rosserait mieux et