Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 24.djvu/382

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

m’enverrait à la grande école du patriarcat, à Antioche. On me donna un vêtement neuf, et je partis avec une caravane de marchands de Beyrouth. Je me rappelle la figure de chacun d’eux et les moindres hasards de la. route : ce serait peu de chose à te conter, mais moi, je revois souvent tout cela en idée les soirs ; tu dois savoir que les petits souvenirs du matin de la vie nous reviennent toujours grossis et brillans, comme les grandes lettres d’or qui sont à la première page des vieux livres.

J’abandonnai les marchands au bazar d’Antioche ; un peu tremblant, serrant dans ma main la lettre du protosyncelle de Lattaquieh, je me rendis au divan de Sa Béatitude. En ce temps-là, Mgr Anthimos était patriarche des orthodoxes d’Asie. Je trouvai un grand vieillard, tout pesant d’années, avec une face de cire et une longue barbe blanche, comme dans les icônes que tu vois aux murs des églises de Dieu. Il me donna sa main à baiser et me recommanda au diacre Théodoulos ; un grand beau garçon des îles, avec une tête de saint Jean et des cheveux qui lui tombaient jusqu’à la ceinture durant les offices, mais un peu bourru et querelleur. Théodoulos m’assigna pour tâche de balayer la grande galerie de bois du konaq et d’apprêter le café aux prélats ; plus tard, il m’enseigna à psalmodier les litanies dans le chœur. Le soir, j’apprenais les Écritures, la liturgie, les Pères, et je tenais les comptes des Métochies. Je vécus ainsi, cinq années peut-être, dans la paix des hommes pieux, et je leur dois d’être un peu moins ignorant que le pauvre monde. Cependant la barbe m’était poussée au menton, et je pouvais ramener mes cheveux en longues tresses sous mon bonnet, comme Théodoulos ; il fut question de m’ordonner diacre à la Pâque prochaine. La vie n’était pas dure dans l’église, et, j’eusse été sage de m’en contenter ; mais la jeunesse est dédaigneuse de ce qu’elle tient et amoureuse de ce qu’elle ignore. Un Père a dit : « L’homme marche avec l’espérance au matin de la vie, comme avec son ombre à l’aurore : légère, insaisissable et morte au premier nuage qui voile le ciel. » J’avais toujours dans les yeux la mer, vue en naissant, dans l’esprit ceux qui chantent sur elle en courant sous le vent ; il me peinait de vivre entre des murailles. C’était précisément l’année où ceux de Morée se levèrent contre les Turcs pour la liberté. Cela ne nous touchait guère, nous autres gens d’Asie, mais on ne saura jamais, effendi, quelles idées passèrent alors par toutes les têtes. Il semblait que l’air fût plein de choses nouvelles pour ceux qui avaient vingt ans. Sans cesse arrivaient chez nous des marchands de Smyrne, de Tchesmé, de la côte, qui faisaient de grands récits de la terre en feu, des massacres et des batailles, des flottes du capitan pacha brûlées à Porto Sigri et à Chio. Deux diacres, Grecs des îles, nous quittèrent pour rejoindre l’escadre de Tombazis. Moi, je