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Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 24.djvu/392

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Que te dirais-je, effendi ? tu sais ce qu’il advient aux jeunes, quand la tête manque ainsi qu’un gouvernail mal arrimé et ne peut plus rien contre le courant. En débarquant sur le port, au lieu d’aller m’enquérir des bateaux en partance, je montai au bazar et laissai machinalement tomber mes piastres sur le comptoir du joaillier, où je pris une croix d’or ; le lendemain le caïque me ramenait à Cymî, et je m’arrêtais à Stavro. Quand Lôli vint à la source, je lui présentai tout tremblant le bijou.

L’enfant battit des mains, le passa à son cou et courut, légère comme une perdrix, jusqu’à la grève, où elle se pencha longuement sur l’eau, les pieds dans la vague, pour voir briller la croix à son corsage. Puis, remontant à moi, avec son grand rire : — tu ne pars donc pas ? La main a raison ? — Non, fis-je tout honteux, j’ai changé d’idée, je vais redemander du travail au patron. — Frère, prends garde, dit-elle en redevenant sérieuse, prends garde au fond bleu de la mer ; il y a des démons méchans qui attirent les pauvres plongeurs et les attachent avec des chaînes de corail, comme ceci, — elle montrait des brins de ce faux corail que nous trouvons parfois en cherchant l’éponge, tressés dans ses cheveux, et qui brillaient là comme les cerises de juin dans les vergers de Damas, — les démons les emprisonnent dans leurs palais de verre et les font lentement mourir ; plusieurs de nos garçons y sont restés qu’on n’a jamais revus : frère, prends garde au fond bleu de la mer ! — Je n’ai pas peur des démons et je leur arracherai leurs trésors, Lôli, si tu veux être ma fiancée. — viens voir le père demain, il rentre à l’île, — dit-elle en riant à nouveau et en s’échappant toute rouge, et je l’entendis encore me crier du haut de la colline : — Prends garde au fond bleu de la mer ! — Le lendemain, Michali accueillit ma demande, mais en ajoutant que, n’ayant rien ni l’un ni l’autre, il me fallait au moins deux années de travail pour gagner de quoi m’établir. Et je m’en fus, le cœur plein de courage et de douces chansons, me louer de nouveau à la pêcherie.

Les deux années passèrent, du temps béni où c’était joie de vivre. Mais que serait-ce à te raconter ? Chacun a les siennes, n’est-ce pas, indifférentes pour les autres et dont le souvenir lui est tout. Le jour, je travaillais dans ma claire prison sous les masses d’eau et je m’attachais au dur métier, car le fond de la mer est fait pour ceux qui rêvent, le plongeur vit dans un miroir peuplé de formes vagues, qui lui semblent toutes la figure qu’il a au cœur ; quand je me sentais pris dans toutes ces algues pâles et baigné par tous ces rayons verts des grands fonds, je croyais à de molles caresses des cheveux et du regard de ma Lôli. Le soir, la tâche finie, je partais pour Stavro, chargé de beaux coquillages et des coraux dont elle aimait