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ne faut jamais être mêlé à un crime ; c’est souvent dangereux pour les criminels et toujours pour les témoins. Aussi étais-je bien résolu de n’en parler à personne : ordinairement ces accidens s’oublient ; mais comme celui-ci avait eu lieu près de la ville, le consul du graineur l’ayant appris, avait été trouver le pacha en réclamant prompte satisfaction. Tu sais qu’en pareille occasion, le pacha parvient rarement à mettre îa main sur les assassins ; mais il trouve toujours quelqu’un à livrer au consul, qu’il faut contenter tout d’abord. On s’avisa que j’avais été le domestique et sûrement le meurtrier de la victime ; les zaptiés me découvrirent dans le khân où je venais d’arriver, me chargèrent de fers et me conduisirent au ko-naq. Mes protestations ne servirent de rien, mieux eût valu avoir quelques piastres pour faire reconnaître mon innocence et trouver un autre coupable ; je n’avais pas un para : on me jeta en prison, et la justice fut satisfaite.

Puisque tu vas à Brousse, tu verras dans la cour du konaq, sous les fenêtres du gouverneur, un grand bâtiment carré fermé de grilles, et derrière ces grilles une centaine de têtes qui regardent d’un air ennuyé les passans ou causent avec eux à travers les barreaux. C’est la prison où je fus enfermé. Il y avait là nombreuse compagnie pêle-mêle, quelques criminels, de pauvres diables qui avaient dévalisé une boutique, des Grecs qui avaient battu un musulman, des juifs qui avaient battu un Grec, et des malheureux comme moi, qui n’avaient pas eu de chance. Tout ce monde demeurait là depuis un temps variable suivant le hasard des circonstances ; quand il n’y avait plus de place pour de nouveaux condamnés, on relâchait les plus anciens ou ceux dont la famille pouvait payer. N’étant dans aucun de ces deux cas, je savais qu’il me faudrait une longue patience. J’ai appris plus tard que, deux mois après mon arrestation, les Zéibeks assassins de mon maître avaient été pris par les nizams et pendus ; malheureusement le consul n’avait plus rien demandé et le pacha m’avait oublié : personne ne se souvint à cette occasion que j’avais été arrêté pour le même fait, et on ne pensa ni à me juger ni à me libérer. — D’ailleurs le temps passait assez bien en prison, il y avait là foule de gens de tous les états et de tous les pays qui racontaient des histoires instructives, et quelques Hellènes qui causaient fort agréablement : un écrivain public, enfermé pour avoir contrefait des signatures, m’apprit à tracer des sentences en belles lettres persanes ou en vieux caractères arabes. Je m’essayais à les reproduire avec du charbon sur le mur blanchi à la chaux ; comme j’avais encore dans la mémoire les belles inscriptions vues au Caire et à Damas, je devins en peu de temps plus habile que mon maître.

Un jour, le pacha qui visitait la prison entra subitement dans la