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sourds, aux rancunes ou aux revendications de toute espèce qui agitent la société allemande, sous ses surfaces disciplinées, officielles et militaires. La masse du peuple et même quelques parties des classes dirigeantes apprennent, à l’école et sous le prétexte de pessimisme, à demander tout haut si les inégalités monstrueuses dans les conditions du bien-être entrent comme un élément éternel et nécessaire de la nature. On maudit la vie telle qu’elle est ordonnée; c’est toujours cela, en attendant qu’on la change, quand on sera le plus fort. Il parait que les symptômes d’une désaffection presque universelle se sont multipliés dans une proportion considérable depuis six ans. M. Karl Hillebrand, dans un article récent de la National-Zeitung, constatait le fait en écrivant ces lignes caractéristiques : « Nos soldats, et nos soldats sont la nation, se sont trouvés en contact, pendant leur séjour en France, avec une civilisation plus ancienne et plus riche, ils sont retournés chez eux avec des besoins et des aspirations qui rappellent étonnamment les besoins et les aspirations que les légions romaines rapportaient de l’Orient. » Quoi qu’il en soit, la bourgeoisie allemande semble se soucier un peu moins de la gloire depuis qu’elle s’aperçoit qu’elle l’a payée si cher, au prix des impôts toujours croissans et du rude système de milice nationale auquel elle est astreinte; et quant aux classes ouvrières, — on a pu s’en apercevoir aux dernières élections de Berlin, — elles sont largement teintées de socialisme[1].

Il nous est arrivé plus d’une fois de nous étonner que la philosophie du nirvâna, rajeunie par la science moderne, ait eu une renaissance inattendue en plein XIXe siècle dans le peuple allemand, au moment même où ce peuple descendait du haut de ses rêves pour reprendre pied sur terre et quand il étend sur la réalité terrestre une main besoigneuse et dure. Au fond, nous voyons maintenant comment ce phénomène s’explique : c’est une sorte de réaction de certains instincts de cette race, opprimés et contrariés par le militarisme à outrance qui a créé sa gloire, et par la vie de caserne que cette gloire même lui impose. L’ancien idéalisme allemand, rudement mené sous une discipline de fer à une bataille sans trêve qui a remplacé les idylles d’autrefois et les épopées métaphysiques, se réfugie dans une philosophie amère qui proteste contre la dure loi de la lutte pour l’existence, qui condamne l’effort, qui maudit la vie, qui mesure la vanité de la gloire à la fatigue qu’elle coûte, au sang qu’elle fait verser, à l’inanité des résultats qui sont toujours ou à conquérir ou à maintenir par la force. Le

  1. James Sully, Pessimism, p. 450.