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Mais non; la science démontre qu’il ne fait que développer notre misère et que l’infortune humaine s’accroît de tout ce que l’homme conquiert sur le temps, sur l’espace, sur les forces de la nature. — Il ne reste plus comme but que l’on puisse assigner à cette pauvre existence, dépouillée successivement de tous ses mobiles et de toutes ses fins, que la science elle-même; mais elle est, elle sera toujours à la portée d’une élite bien peu nombreuse, et cette élite même y trouvera-t-elle une valeur absolue? La science est un moyen soit pour développer la conscience, soit pour améliorer le sort des hommes sur la terre; mais si ces fins sont déclarées chimériques, le moyen tombe avec elles et n’a plus de valeur. — Les affections? Mais elles ne sont dans la vie telle qu’on la dépeint que des occasions de souffrir ou par la trahison qui nous les enlève ou par la mort qui nous en sépare. Le plaisir? Mais qui pourrait croire que ce ne serait pas payer trop cher, au prix de tant d’angoisses et de peines de tout genre, quelques sensations recueillies en passant et presque aussitôt évanouies? A quoi donc s’attacher à travers cette fuite douloureuse de la vie, cette multiplicité de travaux qui l’accablent et de chagrins qui en empoisonnent le cours? A nous-mêmes, au moi humain? Mais on nous montre, avec le dernier progrès de la philosophie, que l’idée du moi « n’est qu’une apparence produite dans le cerveau, et n’a pas plus de vérité que l’idée de l’honneur et du droit, par exemple. La seule réalité qui réponde à l’idée que je me fais de la cause intérieure de mon activité est celle de l’être qui n’est pas un individu, l’Un-Tout inconscient. Cette réalité se retrouve aussi bien au fond de l’idée que Pierre se fait de son moi que de celle que Paul se fait du sien[1]. » Donc rien, plus rien que ce principe unique, absolu, anonyme, cet Inconscient lugubre, que nous rencontrons à la fin et au fond de tout, un principe aveugle qui est poussé à vivre, mais qui souffre de ce mouvement qu’il s’imprime, de cette activité qu’il s’impose, et qui a comme honte et peur de lui-même; quand il se retrouve en tête-à-tête avec lui-même dans la conscience, il a horreur de ce qu’il voit et se rejette en arrière dans le néant, d’où il est sorti on ne sait comment, d’où il aurait bien dû ne jamais sortir pour se donner ce triste spectacle et pour infliger au monde cette torture sans raison, sans but et sans fin. À ce point, le pessimisme nous paraît comme le dernier terme d’un mouvement philosophique qui a tout détruit : la réalité de Dieu, la réalité du devoir, la réalité du moi, la moralité de la science, le progrès, et par là l’effort, le travail, dont les sources sont taries par une philosophie qui en proclame l’inutilité.

  1. Philosophie de l’Inconscient, 2e vol., p. 458.