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duc de Lerma, son premier ministre. Cette même année 1609, il perdit sa sœur doña Andrea, qui, depuis la mort de son troisième mari, le général Mendaña, était toujours demeurée auprès de lui. Elle lui était tendrement attachée, et elle avait donné sa dot pour contribuer à le racheter de captivité.

Au commencement de l’année 1610, le duc de Lemos, le plus généreux et le plus puissant de ses protecteurs, fut nommé vice-roi de Naples, et l’on croit que Cervantes s’était flatté de l’accompagner et d’être employé par lui. Mais le duc fit un autre choix, dicté comme il semble par les deux frères Argensola, qui passaient cependant pour grands amis de Cervantes. C’est probablement à cet oubli de leur part que nous devons la seconde partie du Don Quichotte. Dans le Voyage au Parnasse, on trouve quelques plaintes fort mesurées sur la conduite de ses patrons, à son égard. « J’ai beaucoup attendu, dit-il ; on m’a beaucoup promis, mais probablement des devoirs nouveaux leur ont fait oublier ce qu’ils m’avaient dit. » C’est le seul trait de mauvaise humeur qui lui soit échappé, et dans la suite il ne garda pas une goutte de fiel contre Lupercio Argensola et son frère, qui, tous les deux, bien instruits de sa position et en état de lui rendre service, n’avaient jamais fait la moindre démarche en sa faveur.

C’est une opinion assez généralement répandue que Lope de Vega, alors à l’apogée de sa gloire, n’aimait pas Cervantes, et que celui-ci le payait de retour. On prétend qu’ils ont fait, l’un contre l’autre, quelques épigrammes, mais le fait n’a jamais été prouvée Ils étaient en relations de société et même un peu parens par alliance, la mère de Cervantes étant, nous l’avons déjà dit, cousine ou tante de la première femme de Lope de Vega. Capmany rapporte, mais malheureusement sans citer ses autorités, qu’un jour Cervantes et Lope de Vega se rencontrèrent au parloir d’un couvent, celui de la Trinité, où se trouvaient doña Isabel de Saavedra, la fille naturelle dont nous avons déjà parlé, et la mère de cette dernière, dont on ne dit pas le nom. Survint un ecclésiastique nommé Miguel de los Santos. Or, quelques années auparavant, un moine augustin du même nom avait été pendu comme complice du pâtissier de Madrigal, qui se fit passer pour le roi Sébastien. — Ne donnez pas dans les travers de votre homonyme, lui dit Cervantes en riant. — Ni dans les travers de Cervantes, ajouta Lope de Vega, en regardant la mère et la fille, assises dans le parloir. — Le propos est singulier pour le parloir d’un couvent. Nous citons l’anecdote sans y ajouter foi ; ce qui est certain, c’est que les deux prétendus ennemis se sont complimentés plusieurs fois publiquement sur leurs productions. Il est vrai que cela ne veut pas dire que leurs louanges fussent bien sincères.