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procureur se fait compter 200 écus par un cavalier qui a fait sur la figure de son client une balafre de douze points. Les points sont une mesure à l’usage des cordonniers : les amans prétendent que leur maîtresse se chausse à dix points. Douze points font une terrible balafre. Un pauvre diable, témoin de l’aventure, offre son visage au balafreur et le prie de lui faire une estafilade au rabais. Du temps de Cervantes, ce n’était pas chose rare que de faire balafrer un homme à qui on en voulait. La bonne compagnie ne dédaignait pas ce moyen de vengeance. Aujourd’hui il n’existe plus en Espagne que parmi le bas peuple, qui se sert à cet effet d’une pièce de monnaie aiguisée et dentelée. On appelle cela peindre un chébec  ; la bande de ces petits bâtimens est ordinairement peinte en losanges, et telles doivent être les cicatrices d’une balafrure bien exécutée.

Lorsque Cervantes publia la première partie du Don Quichotte, il est probable qu’il ne pensait pas en donner une seconde. En effet, le héros est rentré chez lui ; tous les épisodes sont arrivés à leur conclusion, le sujet peut sembler épuisé. Cependant, dans son dernier chapitre, l’auteur semble prévoir que le chevalier de la Triste-Figure sera chanté par plus d’une lyre, car il termine par ce vers de l’Arioste :

Forse altri canterà con miglior plettro.

N’était-ce pas un défi porté aux beaux esprits ? On sait que la plupart des romans de chevalerie ont été écrits successivement par plusieurs auteurs, et je crois que les douze parties de l’Amadis de Gaule appartiennent à presque autant de mains différentes. Il ne faut donc pas regarder comme un plagiat honteux l’entreprise d’un écrivain qui, sous le nom d’Avellaneda, fit paraître en 1614 une seconde partie du Don Quichotte. Si elle eût valu la première, le cas eût été véniel ; mais c’était un singe qui imitait un homme. Il se montre insolent et grossier envers celui qu’il prend pour modèle. Dès le début de son prologue, il laisse voir la bassesse de son cacaractère. Il a pris la plume, dit-il, pour priver Cervantes des profits qu’il attendait de la continuation de son Don Quichotte. Un contrefacteur de bouchons ou d’élixir odontalgique montre d’ordinaire des sentimens plus élevés. Le lettré qui se cache sous le pseudonyme d’Avellaneda épuise contre Cervantes le vocabulaire des plus basses injures. Il l’appelle vieux, manchot, habitué des prisons, envieux, grognard. À cela répondit Cervantes dans sa seconde partie, par la bouche de Don Quichotte : « Le peu que j’ai lu du livre d’Avellaneda m’a montré qu’il y a trois choses à y reprendre ; premièrement, quelques mots de son prologue (c’est-à-dire les injures que nous venons de citer). En second lieu, le langage qui sent