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signaler. En Russie comme à Rome, la hiérarchie bureaucratique eût pu être regardée comme une entrave pratique à l’arbitraire des empereurs, comme une limite à l’omnipotence illimitée du souverain, ainsi obligé de prendre les hauts fonctionnaires dans des catégories déterminées par la loi ou l’usage[1]. La gradation du tchine constitue à cet égard une sorte de privilège légal du tchinovnik (fonctionnaire), une sorte de garantie de la bureaucratie vis-à-vis de l’autocratie. Par malheur, les vices de l’administration russe étaient tels que le pays avait peut-être plus à perdre qu’à gagner aux restrictions imposées à la fantaisie impériale par le monopole du tchinovnisme.

L’ignorance, la paresse et la routine, n’étaient que les défauts de la bureaucratie russe, son grand vice était la vénalité. De Pierre le Grand à Nicolas, l’administration, la justice, les finances, l’armée, tous les services publics ont été en proie au péculat, aux concussions, à la fraude, à la corruption sous toutes ses formes. Jusqu’au règne d’Alexandre II, toutes les colères des souverains, toutes les rigueurs de la loi se sont vainement amorties contre les prévarications des représentans de la loi et de l’autorité. Comme un venin ou un virus, répandu dans tout le corps social, la corruption administrative en a empoisonné tous les membres, altéré toutes les fonctions, énervé toutes les forces. La vénalité a longtemps fait des meilleures lois une lettre morte ou une menteuse étiquette, elle a vicié dans ses sources la moralité du pays, entravé dans son naturel développement les progrès de la richesse publique, préparé aux souverains et à la nation de tristes mécomptes sur les champs de bataille.

C’est sous l’empereur Nicolas, sous le prince qui a peut-être fait le plus d’efforts pour le combattre, que ce mal invétéré a atteint son plus haut période, comme pour montrer l’impuissance du despotisme à le guérir. Le vice que l’autocratie ne pouvait atteindre, que la presse n’avait pas le droit d’attaquer, a été hardiment mis sur la scène par l’un des plus populaires écrivains de la Russie et des plus grands humouristes de l’Europe. L’inspecteur ou réviseur (revisor) de Gogol nous a, dans une série de portraits d’un haut relief, montré ce qu’étaient alors les mœurs de la bureaucratie russe. Les fonctionnaires d’une ville de province, qui attendaient depuis longtemps déjà la venue d’un inspecteur secret, chargé de faire un rapport sur leur administration, viennent d’être amicalement avisés de l’arrivée de ce redoutable personnage. Au même moment se rencontre à l’auberge de la ville un aventurier en voyage arrêté par le manque d’argent. Les tchinovmks prennent le voyageur

  1. Voyez à ce propos l’Histoire romaine de M. Dnruy, t. V, p. 250.